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Le directeur général des élections de l’Ontario a récemment publié un rapport sur les élections provinciales de 2022 dans lequel il soulève des questions sur l’état de la démocratie au Canada. De façon surprenante, il a demandé de changer la loi pour interdire la publication de sondages d’opinion deux semaines avant le jour de l’élection. La raison avancée est que « les sondages politiques peuvent influencer les résultats électoraux en motivant ou en démotivant les électeurs ».

La proposition a été rapportée dans les médias et a suscité des débats parmi les sondeurs, les universitaires et d’autres personnes intéressées par les élections, les politiques publiques et l’opinion publique.

Plusieurs mauvaises raisons d’interdire les sondages

L’interdiction des sondages préélectoraux est une mauvaise idée pour plusieurs raisons. Elle n’empêcherait pas de faire des sondages et, compte tenu des médias sociaux, de les diffuser. De plus, il est peu probable qu’une interdiction puisse survivre à une contestation en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. En outre, les sondages électoraux fournissent d’importantes informations méthodologiques aux instituts de sondage. Enfin, et c’est peut-être ce qui est le plus important, les recherches indiquent que les sondages n’ont pas d’effet direct sur le comportement électoral.

Le premier problème que pose la recommandation d’Élections Ontario est qu’une interdiction des sondages n’empêcherait pas les maisons de sondage d’en réaliser. L’information continuerait d’exister, mais elle serait réservée aux seules personnes ou organisations qui peuvent se la payer – en d’autres termes, les partis politiques et les grandes organisations publiques ou privées. Les citoyens ordinaires, eux, se retrouveraient avec des informations potentiellement trompeuses parce qu’ils n’auraient pas accès aux données sur les mouvements récents dans les intentions de vote. Les rumeurs remplaceraient des résultats qui peuvent être vérifiés et examinés.

Par ailleurs, comme on a déjà pu le constater, il n’est plus possible de mettre en œuvre une interdiction des sondages aujourd’hui. Lors des élections présidentielles françaises de 2017, des sondages ont été publiés en Belgique et en Suisse dans de grands médias le dernier jour avant l’élection, même si les sondages étaient interdits en France. Dans le cas présent, la loi ne s’appliquerait qu’en Ontario, ce qui signifie que les sondages pourraient être publiés ailleurs sans aucune conséquence.

En outre, les changements législatifs recommandés iraient à l’encontre de la Charte, comme l’a déjà indiqué la Cour suprême du Canada, qui s’est prononcée en 1998 contre l’interdiction des sondages trois jours avant les élections fédérales, qui était alors en vigueur. La liberté d’expression, la liberté de la presse et les idéaux de la démocratie supposent également que ces informations peuvent (et, selon nous, doivent) être mises à la disposition du public.

On doit également tenir compte du fait que les sondages préélectoraux jouent un rôle majeur dans l’amélioration des méthodes d’enquête. C’est l’une des rares occasions où les sondeurs disposent d’un point de référence – le vote des électeurs – pour valider leurs méthodes et, le cas échéant, les améliorer. Les intentions de vote ayant tendance à évoluer au cours des campagnes électorales, les sondeurs et les chercheurs doivent pouvoir comparer le vote avec des estimations réalisées le plus près possible du jour de l’élection. Les sondages préélectoraux jouent donc un rôle méthodologique essentiel.

Le mythe de l’influence des sondages

Plus important encore, les postulats à la base de la proposition d’Élections Ontario concernant l’impact des sondages préélectoraux ne sont pas étayés par la recherche. Ce que nous savons des conséquences des sondages préélectoraux sur le comportement des électeurs ne suggère pas que ces derniers soient significativement affectés. Récemment, une analyse britannique intitulée The Power of Polls? a établi que les effets des sondages préélectoraux sur le comportement des électeurs étaient négligeables, voire inexistants.

Des études s’intéressant au Canada sont parvenues à la même conclusion. Par exemple, un  sondage expérimental présentant (ou non) de manière aléatoire l’état des intentions de vote pendant les élections canadiennes de 2015 n’a eu aucun impact sur la décision des électeurs de voter ou de s’abstenir, ou sur leur propension à soutenir un parti donné plutôt qu’un autre. Cela demeurait vrai peu importe que l’état de la course soit axé sur la circonscription ou sur l’ensemble du pays.

Une autre étude, publiée dans la revue Analyse de politiques, a conclu que « l’interdiction des sondages n’est pas une réponse nécessaire ou appropriée à la présence des sondages dans les campagnes électorales. Les sondages font partie des informations les plus fiables et les plus indépendantes que les citoyens obtiennent (…) et ils n’incitent pas les gens à rester chez eux ou à changer leur choix de vote le jour de l’élection ».

En outre, certains des auteurs du présent article ont montré dans un article publié dans Options politiques que les citoyens qui consultent les sondages préélectoraux sont même plus susceptibles de voter que de s’abstenir. Ces résultats, basés sur des données couvrant à la fois les élections provinciales (Québec, 2007 et 2012) et fédérales (2008, 2011 et 2015), suggèrent que l’impact des sondages électoraux est surestimé.

La recommandation d’Élections Ontario quant à une interdiction de deux semaines est encore plus surprenante lorsqu’on la compare à ce qui se fait ailleurs dans le monde. En effet, un rapport de l’Association mondiale pour la recherche sur l’opinion publique (WAPOR) a examiné la façon dont les sondages préélectoraux sont réglementés dans 133 pays, et a constaté qu’il n’y avait pas de période d’interdiction dans 32 % de ceux qui ont répondu à leur enquête. Un autre tiers ont rapporté des périodes d’interdiction d’un à six jours. Seulement 23 % des pays interdisent les sondages pour sept jours ou plus.

La recommandation du directeur général des élections de l’Ontario d’interdire les sondages préélectoraux est donc difficile à expliquer étant donné l’absence de preuves qu’elle contribuerait à des votes plus éclairés. Bien que la proposition soit actuellement à l’étude, le gouvernement devrait examiner de manière approfondie les autres recherches disponibles sur le sujet.

Les faibles taux de participation sont inquiétants. Il est de la plus haute importance d’examiner quelles politiques pourraient être utiles pour lutter contre la tendance à la baisse à laquelle la démocratie canadienne est confrontée. Cependant, la recommandation d’Élections Ontario n’est pas la bonne solution.

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Jean-François Daoust
Jean-François Daoust est professeur adjoint à l’Université de Sherbrooke (École de politique appliquée) et professeur honoraire à l’Université d’Edimbourg.
Claire Durand
Claire Durand est professeure titulaire au département de sociologie à l’Université de Montréal et ancienne présidente l’Association mondiale pour la recherche sur l’opinion publique. Twitter @clairedurand
Mélyann Guévremont
Mélyann Guévremont est étudiante au baccalauréat en Études politiques appliquées à l’Université de Sherbrooke.
André Blais
André Blais est professeur émérite au Département de science politique de l’Université de Montréal.

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