« Je vais encore rater une bonne occasion sur cette action », soupire une jeune femme à son ami dans une publicité vidéo sur la chaîne YouTube de la Banque royale du Canada. Apparemment, son problème est qu’elle n’utilise pas l’application de placements de RBC.

La jeune femme utilise peut-être une application de technologie financière (fintech) comme Wealthsimple. Ces applications ne permettent pas de transférer instantanément de l’argent dans votre compte de placements pour acheter des actions. Le transfert peut en fait prendre plusieurs jours, et le temps que l’argent arrive, l’opportunité s’est envolée. Son ami répond : « Je peux transférer autant d’argent que je veux dans mon compte de placement en direct RBC instantanément ! »

Il n’y a rien de mal à ce que RBC le souligne, mais elle a beau jeu de le faire en l’absence de toute concurrence dans les services financiers. Pourquoi? Parce qu’il n’y en a pas non plus dans le marché de la circulation monétaire. Plutôt, un organisme créé par le gouvernement régit le mouvement de l’argent au Canada entre les institutions financières. Les grandes institutions financières contrôlent cet organisme et utilisent leur position privilégiée pour empêcher l’émergence de la concurrence.

Quand les banques se sont emparées de l’infrastructure publique

Les systèmes de paiement qui alimentent l’économie canadienne sont gérés par Paiements Canada, une organisation peu connue, basée à Ottawa. Chaque fois que vous payez ou êtes payé pour quelque chose, vos institutions financières utilisent ces systèmes pour déplacer des fonds entre elles. L’an dernier, ces systèmes ont été responsables de la compensation et du règlement de plus de 100 billions de dollars (ou 100 000 milliards).

Paiements Canada a une longue histoire. En 1980, le gouvernement fédéral a créé l’Association canadienne des paiements. Il l’a fait pour arracher le contrôle des paiements au lobby bancaire canadien, l’Association des banquiers canadiens (ABC). L’ABC contrôlait les systèmes de paiement, au détriment de ses concurrents, comme les coopératives de crédit (par exemple Desjardins, au Québec). En vertu de la Loi canadienne sur les paiements de 1985, le gouvernement fédéral a confié à l’Association canadienne des paiements le mandat de gérer les systèmes et de planifier leur évolution dans l’intérêt de tous, et pas seulement celui des grandes banques.

Cela aurait dû être la fin de l’histoire, mais ce ne fut pas le cas.

On doit parler du manque de concurrence au Canada

L’Association canadienne des paiements a été créée pour être une association de membres sans but lucratif. Toute institution financière sous réglementation fédérale pouvait en faire partie et utiliser les systèmes. Mais il y avait un hic : plus grande était l’institution, plus elle avait de pouvoir.

Par exemple, plus vous étiez gros, plus vous aviez de votes sur les dépenses de l’association et, par conséquent, sur tout ce qu’elle faisait. Les cinq grandes banques canadiennes ont longtemps dominé le marché canadien, et l’Association canadienne des paiements est donc dans les faits devenue le club privé des cinq grandes banques.

En rétrospective, le gouvernement fédéral a arraché le contrôle des systèmes de paiement aux grandes banques pour simplement le leur redonner ensuite.

Les fissures de l’Association canadienne des paiements ont rapidement commencé à apparaître. Les règles de l’association — sur lesquelles les grandes banques avaient une influence disproportionnée — ne permettaient pas aux petites institutions financières ou aux coopératives de crédit d’utiliser les systèmes de paiement pour transférer des fonds. Dans la mesure où ils pouvaient utiliser les systèmes, ils devaient passer par les grandes banques pour le faire. Et les grandes banques leur faisaient payer cet accès.

Il est difficile de concurrencer son compétiteur quand il vous fait payer pour le concurrencer.

Au début des années 2000, le gouvernement fédéral a réuni un groupe de travail pour examiner ce qui avait mal tourné. Ses conclusions ? Les systèmes de paiement du Canada étaient encore « contrôlés par les grandes banques canadiennes et d’autres institutions clés », dont « les intérêts sont mieux servis en tenant à distance les nouveaux arrivants dans le système, ceux-là mêmes qui apporteraient les innovations dont les Canadiens ont besoin ».

Une fois capturé, difficile de s’échapper.

Lorsque le groupe de travail a effectué son examen, les nouveaux venus étaient les fintechs — ceux qui allaient lancer des applications pour rivaliser avec celles de RBC et des autres grandes banques. Elles avaient autant de raisons que les autres d’utiliser les systèmes de paiement pour faire circuler l’argent. Mais il leur était interdit de le faire.

Appelant à une « refonte du système de paiement », le groupe de travail a recommandé une mesure drôlement familière : retirer le contrôle des systèmes de paiement aux grandes banques canadiennes…

Une autre série de changements est arrivée. Le gouvernement fédéral a rendu l’Association canadienne des paiements plus indépendante des grandes banques. Le pouvoir de voter sur la façon dont l’association dépense son argent a été retiré aux membres.

Le conseil d’administration est également devenu majoritairement indépendant. De plus, l’Association canadienne des paiements a été rebaptisée Paiements Canada pour signaler son indépendance vis-à-vis des grandes banques.

Cela a permis à Paiements Canada d’annoncer son grand plan, que les grandes banques avaient bloqué avant la dernière série de changements du gouvernement. Le Canada ferait ce que d’autres économies avancées comme le Royaume-Uni et l’Australie ont fait avant lui : il construirait un système de paiement en temps réel que les fintechs pourraient utiliser pour déplacer instantanément l’argent.

Cela aurait dû être la fin de l’histoire, mais ce ne fut pas le cas, encore une fois.

Après que Paiements Canada ait laissé entendre que son programme rendrait le marché plus concurrentiel, les choses ont pris une tournure singulière. Paiements Canada a ensuite confié le contrat de construction du nouveau système de paiement à Interac. Il s’agit de la même entreprise qui appartient aux grandes banques, soit les mêmes qui, selon le groupe de travail du gouvernement, contrôlaient les systèmes de paiement du Canada et avaient empêché la concurrence d’émerger pendant des décennies.

Depuis lors, la modernisation des paiements a déraillé. Un reportage approfondi de The Logic, un site Web qui se présente comme la salle de presse de la technologie et de l’innovation au Canada, a récemment mis au jour des signes typiques d’une mainmise par les banques sur la réglementation. Selon le rapport, Paiements Canada et les grandes banques sont toujours séparées par des portes tournantes.

Les grandes banques ont également usé de leur influence pour retarder la mise en place du nouveau système de paiement en temps réel de Paiements Canada. En même temps, elles ont amélioré leur propre produit de paiement en temps réel — le virement électronique Interac — afin qu’il soit meilleur que celui de Paiements Canada lorsqu’il serait enfin lancé.

Comme auparavant, le gouvernement fédéral a arraché le contrôle des systèmes de paiement aux grandes banques canadiennes pour le leur redonner ensuite.

Perturber les coalitions de distribution

Il y a plusieurs dizaines d’années, l’économiste et politologue américain Mancur Olson a affirmé que plus un pays est stable, plus il compte de « coalitions de distribution » (distributional coalitions). Les coalitions de distribution sont des groupes d’intérêt qui font pression sur le gouvernement pour qu’il les protège de la concurrence, ce qui a pour effet d’inhiber les forces de la destruction créatrice et de ralentir la croissance économique.

Le problème du Canada n’est pas qu’il n’a pas un système de paiement compétitif. Le problème est qu’il a de vieilles et puissantes coalitions de distribution qui s’interposent entre la sclérose et le dynamisme. Selon les prévisions, le Canada sera l’économie de l’OCDE dont la croissance sera la plus lente au cours de la prochaine décennie. Bien que la capture réglementaire n’en soit pas la seule raison, elle en est une.

Les anciennes et puissantes coalitions de distribution doivent être perturbées, en commençant par la plus ancienne au centre de l’économie canadienne : le secteur financier, dont la coalition de distribution est antérieure à 1867. « L’amélioration de la productivité du secteur des services financiers stimulerait non seulement sa performance, selon un récent rapport de l’Institut C.D. Howe, mais aussi celle de l’économie canadienne dans son ensemble. »

Cela devrait commencer par la modification par le gouvernement libéral de la Loi canadienne sur les paiements, qui ne permet pas aux sociétés fintech de devenir membres de Paiements Canada et d’utiliser les systèmes de paiement.

En donnant aux fintechs la possibilité de transférer de l’argent instantanément, on leur permet de concurrencer les grandes banques pour les parts de marché. En outre, à mesure que les fintechs grossissent, leur coalition de distribution s’élargit, ce qui leur permet également de concurrencer les grandes banques.

En plus de laisser les nouvelles coalitions de distribution se renforcer, le Canada devrait également empêcher les anciennes de maintenir leur domination en fusionnant de manière anticoncurrentielle avec leurs concurrents ou en les acquérant. La Loi sur la concurrence doit être révisée. Le gouvernement libéral devrait donner au Bureau de la concurrence les ressources et la marge de manœuvre juridique nécessaires pour mieux faire son travail.

Ou nous pourrions faire le contraire. Nous pourrions arracher du pouvoir aux plus grands intérêts du Canada pour ensuite le leur rendre, comme le gouvernement fédéral l’a fait à maintes reprises. Si j’écrivais un guide sur la façon de consolider le pouvoir du marché, j’écrirais à nouveau sur les dernières décennies en matière de paiements…

Cet article fait partie du dossier La Loi sur la concurrence a besoin d’être revue.

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Alex Vronces
Alex Vronces est un expert en politiques publiques et directeur exécutif de Paytechs of Canada, une association industrielle d'entreprises technologiques qui transportent de l'argent. Il tient un blogue à themox.substack.com

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