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Le financement des soins de santé pourrait faire l’objet de nouveaux tiraillements. Cette fois-ci, les soins à distance sont en jeu. Ottawa a récemment averti les provinces qu’elles devraient payer pour tous les soins virtuels, ce qui inclut les soins payés par des entreprises, même s’ils sont fournis par une infirmière ou depuis une autre province.
Ces tensions entre le fédéral, les provinces et certains lobbys du secteur des assurances étaient assez prévisibles, considérant le recours accru à la télémédecine depuis la pandémie et l’absence d’un encadrement clair et cohérent. Elles sont liées à l’intention du ministre fédéral Mark Holland (et de son prédécesseur) de moderniser l’interprétation de la Loi canadienne sur la santé (LCS). L’objectif est d’éviter que les patients paient pour des « soins médicalement nécessaires lorsque ces services auraient normalement été couverts s’ils avaient été fournis en personne par un médecin ». L’enjeu est de taille, puisque 10 millions de Canadiens ont accès à de tels services, principalement via leur emploi.
Bien sûr, les prétentions du ministre Holland reposent sur un principe qui n’est pas étranger à la LCS, soit que l’accès aux soins devrait être lié aux besoins et non à la capacité de payer. Actuellement, ceux qui ont les moyens de payer pour des soins virtuels ou qui ont la chance d’avoir un régime privé d’assurance collective intégrant ces soins ont accès à des services qui ne sont pas disponibles pour l’ensemble de la population.
C’est notamment le cas au Québec, dont le système public est encore très déficient dans l’offre de soins virtuels. Un changement réglementaire intervenu en décembre 2022 y a aussi formellement autorisé un accès « à deux vitesses » à la télémédecine, par le biais des régimes d’assurance collective. Pour sa part, dans son récent projet de politique, l’Association médicale canadienne recommande une couverture de ces services par les régimes publics provinciaux et territoriaux.
Le ministre fédéral peut-il pour autant procéder aux changements annoncés par une simple lettre? On peut déjà identifier certaines limites à la démarche.
Au moins trois lettres d’interprétation ont été émises depuis l’adoption de la LCS, en 1984. La dernière, transmise en 2018 par la ministre Ginette Petitpas Taylor, concernait notamment les services diagnostiques (comme les tests d’imagerie médicale). Malgré cette lettre et une réduction de 42 millions $ du Transfert canadien en santé (TCS) en 2023, le Québec n’assure toujours pas les services diagnostiques offerts hors des hôpitaux.
Les lettres d’interprétation, qui peuvent aussi être désignées comme des « lignes directrices » ou des « énoncés de position », ne sont en effet pas juridiquement contraignantes, et les autorités qui y ont recours ne doivent pas chercher à modifier le sens ou la portée des textes législatifs ou réglementaires. Elles peuvent cependant avoir des effets politiques, notamment dans le contexte des relations fédérales-provinciales.
Qu’est-ce qu’un « service assuré »?
Lorsque la LCS est entrée en vigueur en 1984, elle a remplacé les lois fédérales qui avaient jusqu’alors contribué à définir les régimes publics canadiens d’assurance maladie. La Loi sur l’assurance-hospitalisation et les services diagnostiques adoptée de 1957 et la Loi sur les soins médicaux de 1966 visaient une couverture universelle des services hospitaliers et médicaux sur la base d’un partage des coûts entre le fédéral et les provinces. Rien ne laisse croire qu’à un moment ou un autre, ces lois aient été interprétées comme visant les services rendus par des non-médecins, hors des hôpitaux.
La notion de « services assurés » telle que définie dans la LCS, s’inscrit ainsi dans cette trame historique. Suivant les définitions qu’on retrouve à l’article 2 de la LCS, les services de santé assurés sont limités aux services hospitaliers et à ceux rendus par un médecin, à l’hôpital ou ailleurs, et aux services de chirurgie dentaire rendus à l’hôpital.
Par ailleurs, la condition d’intégralité posée à l’article 9 de la LCS opère une distinction entre les médecins et les « autres professionnels de la santé », en indiquant que les services de ces derniers devraient être assurés « lorsque la loi de la province le permet ». Cette interprétation est confirmée sur le site web de Santé Canada.
Y a-t-il donc des options crédibles qui permettent au ministre Holland d’atteindre ses objectifs?
La définition de services assurés dans la LCS est en quelque sorte technologiquement neutre, c’est-à-dire qu’elle n’exige pas, ni n’exclut, un mode de dispensation en particulier, en présentiel ou à distance. Aussi, si on part du principe que les soins virtuels constituent un mode de dispensation visant à accroître l’accessibilité, il n’est pas déraisonnable d’affirmer que les provinces et territoires doivent les rendre disponibles à l’intérieur de leur régime public, suivant les conditions posées par la LCS. En principe, cela ne devrait viser que les téléconsultations assimilables à des services hospitaliers ou médicaux.
Il apparaît donc douteux que le ministre puisse étendre cette exigence aux services rendus par des infirmières praticiennes spécialisées (IPS) ou d’autres professionnels non-médecins, du moins lorsqu’ils sont offerts hors des hôpitaux et de façon autonome. Pour y parvenir, il faudrait étirer les notions de « services médicaux » et de « services hospitaliers » pour leur donner un sens qu’ils n’ont jamais eu.
Un exemple d’interprétation hasardeuse pourrait considérer qu’une IPS correspond à la définition de « médecin » selon la LCS, parce qu’elle est maintenant autorisée à poser des actes qui sont également accomplis par des médecins.
Si c’était l’approche retenue, qu’en serait-il alors des autres professionnels de la santé – pharmaciens, psychologues, physiothérapeutes, nutritionnistes, etc. – dont le champ d’exercice a aussi largement évolué au cours des dernières années, de sorte qu’ils offrent aussi des services correspondant à des services médicaux? Étendre l’application de la LCS à tous ces professionnels aurait évidemment de lourdes conséquences budgétaires pour les provinces. Il serait difficile de justifier qu’une simple lettre ministérielle conduise à ce résultat.
Ce serait plus raisonnable de considérer que lorsqu’ils sont fournis en relation directe avec des services hospitaliers (en prévision ou suite à un épisode de soins aigus par exemple), ou avec des services médicaux (par le personnel d’une clinique médicale, à la demande d’un médecin, par exemple), les soins virtuels dispensés par des non-médecins seraient alors assimilés à des services hospitaliers ou médicaux.
La condition de transférabilité de la LCS pourrait peut-être aussi justifier une exigence de couverture des services assurés rendus en mode virtuel sur une base interprovinciale – bien que cette condition ait surtout été pensée pour les patients qui déménagent dans une autre province ou qui s’y trouvent temporairement.
De telles précisions n’empêcheraient pas d’offrir des soins virtuels privés, dispensés de façon autonome par une IPS (ou tout autre professionnel non-médecin), aux frais d’un patient ou d’un régime d’assurance collective, hors d’un contexte hospitalier.
Une approche incohérente
Une autre faiblesse de l’approche envisagée par le ministre Holland est que la LCS n’interdit pas les services privés, ce qui a notamment été souligné par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Chaoulli. De plus, contrairement à la plupart des lois provinciales, la LCS n’interdit pas les régimes privés d’assurance duplicative, soit ceux qui couvrent des services de santé également couverts par les régimes publics.
La LCS a surtout pour but d’assurer que les régimes publics provinciaux répondent aux conditions qu’elle énonce, dont l’universalité et l’accessibilité. Lorsque les patients n’ont d’autre choix que de se tourner vers des soins au privé, la province s’expose à une réduction des transferts fédéraux.
La Loi canadienne sur la santé n’interdit pas les soins privés
Il est donc étonnant que le ministre affiche une telle préoccupation à l’égard des soins virtuels, alors qu’il reste muet devant une situation unique au Québec et bien documentée, soit le nombre croissant de médecins qui décident d’exercer complètement à l’extérieur du système public. Ces médecins « non participants » facturent directement les patients, qui ne peuvent se faire rembourser par le régime public. Il y a une vingtaine d’années, le phénomène était marginal. Aujourd’hui, plus de 500 médecins de famille québécois exercent hors du régime public, soit 4,8 % de l’effectif. Le phénomène est aussi présent chez les spécialistes : environ 270 d’entre eux pratiquent hors du régime public, soit 2,3 % du total.
Les enjeux relatifs aux soins virtuels sont certes importants, mais l’accroissement du nombre de médecins non participants est autant, sinon plus, préoccupant au regard des principes d’universalité et d’accessibilité. C’est la capacité même du régime public d’offrir des soins à la population qui est menacée. Et il n’y a pas de doutes quant au fait qu’il s’agit de services assurés au sens de la LCS. Pourtant, Ottawa reste silencieux.
Vers une « vraie » modernisation de la LCS?
Sur le plan strictement juridique, la marge de manœuvre du ministre fédéral est plutôt étroite en ce qui concerne l’interprétation de la LCS relativement aux soins virtuels. Sur le plan politique, il est possible qu’elle incite des provinces à accroître l’accessibilité aux soins virtuels, mais rien n’est certain. Des provinces pourraient décider de faire comme le Québec dans le cas des services diagnostiques et ainsi ignorer la LCS et l’interprétation ministérielle. Ce pourrait être le cas si aucune conséquence n’en découle, ou si elles évaluent qu’il serait moins coûteux d’absorber la réduction des transferts fédéraux que de couvrir les services en cause. Une contestation judiciaire pourrait aussi intervenir, soit par les provinces elles-mêmes, soit par des tierces parties favorables au développement de services privés de santé, suivant l’exemple des affaires Chaoulli et Cambie.
En attendant la lettre ministérielle à venir, on pourrait penser, comme la commission Romanow l’avait recommandé il y a plus de vingt ans, que c’est peut-être une nouvelle Loi canadienne sur la santé qui est requise pour faire face aux enjeux actuels d’accès aux soins, et non seulement une nouvelle interprétation, dont la portée serait limitée.