Le système de santé canadien, composé des différents régimes publics établis par les provinces et les territoires, a pour objectif de donner accès aux soins en fonction des besoins de la population plutôt que de sa capacité de payer. Voilà pourquoi le cadre juridique canadien en matière de santé, y compris la Loi canadienne sur la santé (LCS), priorise la couverture publique des services médicaux et impose certaines limites au secteur privé à but lucratif.

Que penser alors des plateformes privées comme Maple, GOeVisit et Teladoc, dont les services médicaux en téléconsultation sont aux frais des patients, à moins qu’ils soient couverts par un régime public d’assurance maladie ? Un médecin peut-il combiner une pratique dans le secteur public avec une pratique en télésanté sur ces plateformes, en y offrant des services pour lesquels les patients doivent payer ? Les provinces et les territoires sont-ils tenus de couvrir les services de télésanté dans le cadre des régimes publics d’assurance santé, comme c’est le cas pour les services rendus en personne ?

Ces questions sont devenues d’une grande actualité depuis le début de la pandémie, qui a fait en sorte que la télésanté s’est répandue sur une vaste échelle au Canada et ailleurs dans le monde. Les auteurs d’une étude de l’Institut C.D. Howe soulignent que la télésanté subsistera sans doute après la pandémie. Bien sûr, elle ne remplacera pas totalement les services rendus en personne, mais elle occupera une place de plus en plus importante dans l’offre de service en santé.

La Loi canadienne sur la santé et la télésanté

La Loi canadienne sur la santé (LCS) n’est pas une loi de nature constitutionnelle, mais plutôt une manifestation du pouvoir fédéral de dépenser. Pour bénéficier des transferts fédéraux en santé, les provinces sont tenues de respecter les cinq conditions posées par la LCS : gestion publique, intégralité, universalité, transférabilité et accessibilité. Les régimes provinciaux doivent donc assurer le financement public des services médicalement nécessaires rendus par les médecins et les hôpitaux à toute la population, partout au Canada, et cela, dans le cadre d’un système de santé sous responsabilité gouvernementale. La LCS n’interdit pas pour autant l’offre de services de santé privés qui ne sont pas couverts par les régimes publics (voir notamment ce qu’en a dit la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Chaoulli, par. 16 et 17).

La LCS ayant été adoptée en 1984, il ne faut pas trop s’étonner qu’elle soit muette à l’égard de la télésanté. De fait, elle ne distingue pas les différents modes de prestation de services médicaux, mais emploie des termes très généraux à ce chapitre.

À défaut de disposer d’une interprétation judiciaire éclairante à l’égard de la LCS, on peut regarder du côté des rapports annuels produits par la ministre fédérale de la Santé relativement à son application. Année après année, on y constate que la couverture des services de télésanté par les régimes publics provinciaux et territoriaux est assez variable et plutôt limitée ― du moins, c’était le cas avant la pandémie. Jusqu’à maintenant, la ministre fédérale n’a pas indiqué que la situation ne respectait pas la LCS ni manifesté d’inquiétude devant l’existence d’une offre privée de services médicaux en téléconsultation qui ne sont pas couverts par les régimes publics.

Toutefois, les lettres d’interprétation des politiques relatives à la LCS pourraient fournir des arguments à une exigence d’intégration des services de télésanté dans les régimes publics provinciaux, dans le but d’éviter que les services de téléconsultation payants ne demeurent accessibles qu’à ceux qui ont les moyens d’y recourir. Par exemple, dans une lettre d’interprétation signée en 2018, Ginette Petitpas Taylor, alors ministre fédérale de la Santé, s’inquiétait des frais exigés pour certains examens diagnostiques dans des cliniques privées. Elle y tenait les propos suivants :

Je n’accepte pas la justification que si certains patients sont disposés à payer eux-mêmes pour un accès accéléré pour ces services médicalement nécessaires, que l’on devrait nécessairement leur permettre d’y recourir. Ainsi, certains patients évitent deux fois l’attente ― une première fois pour le service diagnostique en soi et par la suite pour tout service de suivi dont ils pourraient avoir besoin. Bref, une telle situation est injuste et va à l’encontre du principe fondamental des soins de santé au Canada, à savoir que l’accès soit fondé sur le besoin de santé et non sur la capacité ou la volonté de payer.

Si la télésanté devient un mode de prestation de services généralisé, l’interprétation que fait le gouvernement fédéral des dispositions de la LCS pourrait évoluer, et il pourrait exiger que les régimes publics couvrent des services « médicalement nécessaires » rendus en téléconsultation. En optant pour une telle interprétation, le Canada s’inscrirait dans une tendance observable ailleurs dans le monde, notamment dans des pays qui ont des systèmes de santé publics bien établis, comme la France et le Royaume-Uni, qui intègrent, de différentes façons et à des degrés divers, les services médicaux offerts en téléconsultation.

Intégrer la télésanté dans les services assurés au Québec ?

Avant la pandémie, les services offerts en télésanté au Québec ne faisaient pas partie des services assurés par le régime québécois d’assurance maladie, sauf lorsqu’ils étaient rendus à partir d’un établissement de santé, et surtout d’un hôpital. La pandémie a toutefois changé la donne. Ainsi, dans un décret adopté le 13 mars 2020, le gouvernement du Québec a intégré les services médicaux rendus en téléconsultation dans le giron des services médicaux assurés. Cette mesure, prise dans le cadre d’un état d’urgence sanitaire, est temporaire et pourrait éventuellement prendre fin au terme de la pandémie.

Si, après la pandémie, on revenait aux règles antérieures et qu’on excluait de la couverture offerte par le régime public la plupart des services médicaux rendus en téléconsultation, on rouvrirait cette brèche qui permettait à tous les médecins d’offrir sur des plateformes privées des services médicalement nécessaires, aux frais des patients. De fait, la Loi sur l’assurance maladie n’interdit pas aux médecins participant au régime public d’offrir des services qui ne sont pas assurés par ce régime en les facturant aux patients.

Si, au terme de la pandémie, les services de téléconsultation médicale continuent d’être couverts par le système public, les plateformes privées ne pourront avoir recours qu’aux médecins non participants au régime public pour maintenir leur offre de services payants.

Toutefois, si, au terme de la pandémie, les services de téléconsultation médicale continuent d’être couverts par le système public, les plateformes privées ne pourront avoir recours qu’aux médecins non participants au régime public pour maintenir leur offre de services payants. Elles devraient aussi composer avec le fait que la loi québécoise et sa réglementation posent des limites très strictes à l’assurance privée duplicative pour les services assurés et à la pratique mixte (publique-privée) des médecins. Cela dit, il faut mentionner aussi que le nombre de médecins non participants au régime public s’est accru de façon notable au cours des dernières années.

La modernisation nécessaire de la LCS et des lois provinciales

La LCS et les lois provinciales reposent depuis toujours sur une approche très « médico-hospitalocentrique », de sorte qu’elles ne couvrent qu’une partie limitée des services offerts par les professionnels de la santé. Or, suivant l’évolution des champs d’exercice au cours des dernières années, plusieurs professionnels de la santé peuvent maintenant offrir une gamme plus large de services diagnostiques et thérapeutiques. Sans contrevenir à la LCS ou aux lois provinciales, des fournisseurs de services privés peuvent recruter des infirmières praticiennes spécialisées, des psychologues, des nutritionnistes et d’autres professionnels, et ainsi, développer une offre étendue de services à but lucratif. À plus ou moins long terme, il n’est pas non plus exclu que l’intégration éventuelle des systèmes d’intelligence artificielle puisse leur permettre de soutenir ou d’élargir leur offre tout en ayant des effectifs professionnels réduits.

En définitive, si une modernisation de la LCS et des lois provinciales en matière d’assurance santé était déjà souhaitable avant l’émergence récente de la télésanté, elle devient maintenant de plus en plus pressante, du moins si l’on veut préserver et consolider les fondements du système de santé public canadien. Il ne s’agit pas d’interdire toute offre de services privés en télésanté, mais plutôt de faire en sorte que les systèmes de santé publics provinciaux puissent répondre aux besoins de la population avec un niveau d’efficacité comparable à celui du secteur privé et en ayant recours aux plus récentes technologies. Dans cette perspective, il faudrait sans doute réviser ces lois non seulement en prenant en considération les développements technologiques actuels et anticipés, mais aussi en tenant compte du fait que plusieurs services « médicalement nécessaires » peuvent maintenant être rendus par des professionnels autres que les médecins.

Photo : Shutterstock / Josep Suria

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Marco Laverdière
Marco Laverdière est avocat et chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé et au H-POD de l’Université de Montréal. Il enseigne aux programmes de deuxième cycle en droit et politiques de la santé à l’Université de Sherbrooke. Il est également directeur général de l’Ordre des optométristes du Québec. Twitter @m_laverdiere

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