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La Loi canadienne sur la santé a le dos large et il n’est pas toujours facile de bien saisir sa portée à la lumière des débats qui l’entourent.

On en a eu un autre exemple récemment, lorsque le ministre fédéral de la Santé, Jean-Yves Duclos, a annoncé une réduction des versements effectués à certaines provinces dans le cadre du Transfert canadien en matière de santé.

Le motif invoqué était le non-respect de la Loi canadienne sur la santé (LCS) en ce qui concerne la facturation de services diagnostiques aux patients. Du même coup, M. Duclos annonçait des précisions à venir concernant les frais exigés en lien avec certains modes de dispensation de soins plus ou moins nouveaux, comme les soins virtuels (la télémédecine) et les services offerts par des professionnels autres que les médecins.

De telles interventions sont de nature à satisfaire ceux qui se préoccupent du maintien d’un « système de santé public fort » auprès duquel les patients peuvent obtenir des services en fonction de leurs besoins, plutôt que de leur capacité de payer. Cela dit, le ministre fédéral a-t-il véritablement, sur la base de la LCS, les moyens de ses ambitions?

Pour répondre correctement à cette question, il faut éviter une interprétation « impressionniste » de cette loi, comme celle qu’on voit régulièrement circuler dans les médias et qui semble même être véhiculée par certains décideurs publics. Plutôt, on doit s’en remettre aux termes exacts de la LCS, en fonction du contexte historique qui l’a vu naître et à la lumière des quelques indications que les tribunaux ont pu donner sur sa véritable signification.

Une « loi phare » dont les effets juridiques sont limités

Il n’est d’abord pas inutile de rappeler que malgré son « aura politique », la LCS n’est pas un texte constitutionnel (comme la Charte canadienne), ni même une loi typique qui établirait des règles dont la contravention pourrait entraîner la nullité d’une mesure ou une quelconque sanction pénale. Comme les juges minoritaires de la Cour suprême du Canada l’ont souligné en 2005 dans l’affaire Chaoulli, dans laquelle il était question de la constitutionnalité de certaines limites au développement de services privés de santé : « le Québec pourrait choisir un système de santé semblable à celui des Américains. Personne ne laisse entendre que la Constitution l’interdirait » (par. 176). Évidemment, peu de Canadiens souhaitent ceci.

Malgré tout, la LCS reste une manifestation d’une volonté politique – pouvant fluctuer selon les époques –, d’atteindre l’objectif énoncé à son article 3, soit celui de « favoriser et d’améliorer le bien-être physique et mental des habitants du Canada et de faciliter un accès satisfaisant aux services de santé, sans obstacle d’ordre financier ou autre ».

Pour parvenir à cet objectif, cinq conditions ont été fixées aux provinces et territoires qui souhaitent bénéficier des transferts fédéraux (art. 7 à 12), soit la gestion publique (gestion sans but lucratif par une autorité publique); l’intégralité (tous les services médicalement nécessaires); l’universalité (toute la population); la transférabilité (couverture partout au Canada); et l’accessibilité (sans obstacle, notamment par facturation directe des soins au patient).

Bien sûr, comme on l’a encore vu récemment, les provinces sont certainement soucieuses d’obtenir les fonds fédéraux, mais il n’est pas dit qu’un éventuel changement d’orientation soit totalement exclu. Une province qui déciderait de privatiser une partie plus ou moins grande de son système de santé, de façon à ce que des services soient facturés directement aux patients, pourrait le faire sans être en situation d’illégalité, pourvu qu’elle accepte une réduction des transferts fédéraux correspondants. Ce pourrait notamment être le cas si une province en arrivait à considérer que les réductions de transferts fédéraux étaient compensées par une réduction équivalente des fonds qu’elle devrait elle-même dépenser dans un service donné.

Une loi qui n’interdit pas les services de santé privés et payants

Des déclarations fédérales ont soutenu que l’existence de services de santé privés payants allait à l’encontre de la LCS. Mais ces déclarations sont parfois difficiles à concilier avec ce qui semble être la portée réelle de la loi. Ce passage de la récente lettre du ministre Duclos à ses homologues provinciaux et territoriaux en est un exemple :

Dans les cas où les patients se voient imposer des frais pour ces services [soit notamment les services médicaux virtuels], je me verrai dans l’obligation, en conformité avec la Loi, de réduire les transferts fédéraux en matière de santé d’un montant équivalent.

D’une part, s’il est vrai que la LCS impose des conditions relatives aux systèmes publics mis en place par les provinces et territoires, elle ne pose pas d’interdiction générale relative aux services privés de santé. C’est d’ailleurs ce que la juge Deschamps a souligné en 2005 dans le jugement Chaoulli (par. 16 et 17) :

La Loi canadienne sur la santé ne prohibe pas les services de santé privés, pas plus qu’elle ne fixe de balises quant à la durée de l’attente susceptible d’être jugée compatible avec les principes qu’elle énonce, particulièrement celui de l’accessibilité réelle. 

[…]

La Loi canadienne sur la santé ne constitue donc qu’un cadre général, qui laisse une large marge de manœuvre aux provinces. […] il existe plusieurs façons d’aborder la dynamique secteur public/secteur privé sans recourir à une prohibition.

C’est aussi ce que souligne une étude réalisée en 2019 par les services d’information et de recherche du Parlement canadien (p. 8-9): « [L]a LCS n’exige pas qu’une province ou qu’un territoire interdise la prestation de services médicalement nécessaires en dehors du régime d’assurance maladie provincial ou territorial ».

Cette interprétation est d’ailleurs cohérente avec le fait que, depuis les débuts du régime public d’assurance maladie au Québec dans les années 70, il est possible pour des médecins d’exercer complètement à l’extérieur du système public, avec le statut de « médecin non participant » rémunéré directement par les patients, sans que ceux-ci puissent obtenir un remboursement par ce même régime public. D’ailleurs, le nombre de ces médecins non participants n’a cessé de croître ces dernières années. Pourtant, jamais les autorités fédérales n’ont indiqué qu’une telle situation contrevenait à la LCS.

Un accès « satisfaisant » aux soins médicalement nécessaires

Une interprétation plus plausible de la LCS serait que les réductions de transferts ne peuvent intervenir qu’à partir du moment où le système public d’une province ou d’un territoire n’offre pas un accès « satisfaisant » à des services médicalement nécessaires et qu’en conséquence, une partie significative de la population doive se tourner vers les services offerts hors du système public, par des prestataires privés, aux frais des patients.

Ainsi, en ce qui concerne l’accès aux soins virtuels, il est sans doute vrai qu’ils sont visés par la LCS, dans la mesure où, comme l’indiquait le ministre dans le dernier rapport d’application de la loi (2020-2021), « les soins sont des soins […] quel que soit le mode de prestation ». Toutefois, pour qu’une réduction de transferts fédéraux intervienne, il serait insuffisant de constater que ces services sont offerts moyennant des frais facturés aux patients dans le secteur privé. Il faudrait plutôt montrer que l’offre du système public en cette matière est insatisfaisante, ce qui semble être le cas actuellement au Québec avec la télémédecine.

Comme le soulignait la juge Deschamps, c’est bien là que se trouve la difficulté : comment identifier quel est le niveau d’accessibilité aux soins qui serait satisfaisant, selon les termes de la LCS? S’il fallait s’en remettre aux délais médicalement indiqués pour déterminer les niveaux d’accès requis, que devrait-on dire alors des délais d’accès actuellement observés pour toutes sortes de soins offerts à l’intérieur du système public?

Cela soulève aussi l’enjeu des soins donnés hors des hôpitaux ou des cliniques médicales, qui sont de plus en plus fréquents. Nous en parlerons dans un prochain texte.

Ce texte est le premier d’une série de deux articles sur le rôle et la portée de la Loi canadienne sur la santé. Le second texte est disponible ici.

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Marco Laverdière
Marco Laverdière est avocat et chercheur associé de la Chaire de recherche du Canada sur la culture collaborative en droit et politiques de la santé et au H-POD de l’Université de Montréal. Il enseigne aux programmes de deuxième cycle en droit et politiques de la santé à l’Université de Sherbrooke. Il est également directeur général de l’Ordre des optométristes du Québec. Twitter @m_laverdiere

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