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À la fin de l’année dernière, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a lancé ce qu’il a présenté comme une voie d’immigration humanitaire fondée sur la famille pour certains ressortissants haïtiens, vénézuéliens et colombiens.
Le programme Voie d’immigration pour les ressortissants colombiens, haïtiens et vénézuéliens ayant de la famille au Canada (VIR-CHV), annoncé après la visite du président américain Joe Biden au Canada en mars 2023, était censé mener vers des opportunités économiques pour lutter contre les déplacements forcés en tant qu’alternative à la migration irrégulière.
La date limite de dépôt des demandes était fixée au 30 décembre et IRCC est en train d’évaluer les demandes reçues. Le programme, qui devait initialement accepter 15 000 personnes, a été revu à 11 000 participants. On ne sait pas si ces 4000 places seront attribuées à des travailleurs étrangers temporaires, comme l’avait initialement suggéré l’IRCC, ou si elles seront utilisées dans le cadre d’une prochaine mouture du programme.
On estime que 6,4 millions de Vénézuéliens déplacés se sont installés dans les pays d’Amérique latine et des Caraïbes entre 2016 et 2022. Près de 200 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur d’Haïti depuis juin 2021 et plus d’un million de Colombiens ont été déplacés à l’intérieur du pays en raison du conflit, malgré l’accord de paix de 2015 – 89 % de ces personnes ont été forcées de quitter les zones rurales pour les zones urbaines.
Le Canada a raison d’ouvrir plus largement ses portes aux ressortissants de ces trois pays. Ils ont besoin d’une aide humanitaire. Toutefois, le programme VIR-CHV a créé des injustices qui doivent être corrigées immédiatement afin d’apporter l’aide la plus importante possible à ceux qui en ont le plus besoin et d’éviter d’autres abus.
Le programme ne vise pas les personnes déplacées
La réponse du Canada à la crise des déplacements forcés a été assez tardive. Et contrairement aux États-Unis, le Canada n’a pas abordé la situation désastreuse des habitants d’autres pays d’Amérique centrale, où environ 318 600 personnes ont été déplacées à l’intérieur d’un même pays depuis 2018.
Pire encore, le programme VIR-CHV s’avère être une courtepointe de règlements et de directives qui ne contient pas de dispositions permettant d’identifier les demandeurs des trois pays qui se trouvent dans des situations de déplacement forcé ou de migration irrégulière – l’objectif initial du programme.
Au lieu de cela, il fonctionne comme un programme semi-global qui permet à tout citoyen canadien ou résident permanent ayant des membres de sa famille dans ces trois pays de les faire venir au Canada, quelle que soit leur situation.
En vertu du programme, une « personne de soutien » est un citoyen canadien ou un résident permanent âgé de 18 ans ou plus qui vit hors du Québec et qui s’engage à subvenir aux besoins des membres de sa famille pendant un an. (Le Québec ne fait pas partie du programme).
Les personnes de soutien ne peuvent pas être bénéficiaires de l’aide sociale pour une raison autre que le handicap. Elles ne doivent pas recevoir de compensation financière de la part des membres de la famille parrainée ni se trouver en détention, entre autres exigences.
Les politiques d’immigration du Canada à la croisée des chemins
Un autre échec du programme est qu’il ne tient pas compte des fortes divisions entre les classes sociales et du fossé entre les zones rurales et urbaines en Amérique latine. Selon un récent rapport des Nations unies, la région reste l’une des plus inégales au monde.
Par exemple, en ayant une personne de soutien au Canada, une famille aisée de Bogota composée de cinq personnes n’ayant pas subi de déplacement forcé pourrait facilement obtenir la résidence permanente canadienne dans le cadre du programme.
Les demandeurs urbains riches et de la classe moyenne ou supérieure peuvent également obtenir les documents requis plus facilement que les personnes déplacées ou défavorisées, car ils peuvent en assumer le coût et n’ont pas besoin de parcourir autant de kilomètres pour se présenter dans les bureaux du gouvernement local.
Les personnes déplacées ont été contraintes de quitter leur domicile ou fuient un danger. Retourner dans leur ancien lieu de résidence pour obtenir des documents officiels pose donc de nombreux problèmes.
Les ressources canadiennes sont distribuées sans discernement
Le programme VIR-CHV permet à tous les demandeurs – y compris les riches et la classe moyenne supérieure – d’obtenir gratuitement la résidence permanente au Canada. En effet, IRCC a renoncé à tous les frais de dossier. Dans le cas hypothétique de la riche famille de Bogota non déplacée, les contribuables canadiens lui remettraient 2785 dollars en frais de dossier annulés si sa demande était approuvée.
Dans le cadre de ce programme, le Canada offre à toutes les personnes acceptées des services médicaux avant leur départ, l’équivalent de trois mois d’aide financière à leur arrivée, ainsi que l’accès à des services d’établissement gratuits pour les aider à s’intégrer professionnellement avant et après leur arrivée.
Ce soutien économique est certainement nécessaire dans de nombreux cas, mais le VIR-CHV est propice aux abus.
Une définition plus précise du profil du demandeur, prenant également en compte la classe sociale et les antécédents, permettrait de créer un programme plus équitable et de mieux cibler l’allocation de l’argent des contribuables canadiens.
Combien de membres de la famille sont autorisés ?
Un autre point faible du VIR-CHV est le flou concernant le nombre de membres de la famille pouvant postuler, surtout si l’on considère le nombre limité de places disponibles.
De manière anecdotique, Instagram montre comment certains demandeurs ont ajouté tous les membres possibles de leur famille à leur demande. Sur la plateforme, une jeune avocate de Bogota a révélé que sa personne de soutien au Canada avait déposé une demande pour elle, son mari, leur mère, d’autres sœurs et leurs enfants (au moins sept personnes).
Un autre couple – tous deux ayant le statut de résident permanent – a présenté des demandes pour des membres de leur famille presque immédiatement après l’ouverture du programme. Cela a donné lieu à une sorte de « double prestation » puisque chaque partenaire pouvait parrainer les membres de sa propre famille.
Une question éthique se pose ici. Pourquoi une seule personne de soutien peut-elle faire venir plusieurs membres de sa famille en même temps alors que de nombreux autres Canadiens se voient refuser depuis des années « une possibilité raisonnable » de parrainer un (grand-)parent et sont soumis à des conditions plus strictes ?
L’augmentation du nombre de candidats par personne de soutien réduit également le nombre de places disponibles pour le programme.
IRCC n’attribue qu’un nombre relativement limité de places par an à la catégorie générale « humanitaire et autres ». À mesure que le nombre de places VIR-CHV augmente, les places des autres programmes humanitaires sont réduites en conséquence. Pour la catégorie « humanitaire et autres », IRCC n’a attribué que 10 500 places pour 2023 et 13 750 places pour 2024.
Qui est considéré comme membre de la famille ?
La VIR-CHV a également modifié la définition de la famille telle qu’elle figure dans le Règlement canadien sur l’immigration et la protection des réfugiés. Ce n’est pas surprenant étant donné que le Canada n’a cessé de modifier cette notion depuis 1910.
Actuellement, le Canada n’autorise le parrainage que des époux ou partenaires, des enfants à charge, des parents et des grands-parents (quelques exceptions s’appliquent) par le biais d’un processus de détermination complexe et long. Les enfants à charge ne sont acceptés que s’ils ont moins de 22 ans, qu’ils ne sont pas mariés et qu’ils ne vivent pas en union libre (deux exceptions s’appliquent).
Toutefois, le VIR-CHV permet le parrainage d’un enfant, quels que soit son âge et sa situation matrimoniale. C’est une bonne nouvelle pour le regroupement familial, mais cela va à l’encontre des exigences d’autres programmes de parrainage qui ont limité le regroupement familial, générant ainsi de nouvelles inégalités.
Ces inégalités sont particulièrement importantes quand on considère que les Canadiens ont perception de plus en plus négative du gouvernement à relever les défis et que de nombreux Canadiens pensent que les niveaux d’immigration sont actuellement trop élevés.
Avant qu’IRCC ne poursuive la mise en œuvre de ce programme, il est impératif de remédier à l’absence de définition ciblée, à l’exclusion d’autres bénéficiaires potentiels dans la région, ainsi qu’à l’identification préalable et à la résolution de toute conséquence involontaire.
Ne pas le faire irait à l’encontre de la vision et de la mission d’équité d’IRCC et engendrerait d’autres inégalités, non seulement au niveau national, mais aussi au niveau international.