Chaque année, la Fondation Maytree publie, en anglais seulement, les données de base sur les revenus d’aide sociale au Canada. Très crédible, ce travail permet de comparer la façon dont sont traitées les personnes recevant de l’aide sociale dans les différentes provinces. Il y a des écarts entre les gouvernements, mais dans l’ensemble, ces différences demeurent modestes et la situation change peu d’une année à l’autre.

En comparaison avec les pays de l’OCDE, les provinces canadiennes se situent toutes en queue de peloton, avec des revenus d’aide sociale calculés en pourcentage du revenu médian plus bas que partout ailleurs, sauf aux États-Unis.

Mais les plus récentes données, publiées en juillet 2023, contiennent toute une surprise. En 2022, les revenus d’aide sociale des personnes seules considérées aptes à l’emploi seraient passés au Québec de 12 968 $ à 20 905 $, une augmentation de 61,2 %. En Ontario, la hausse de ces revenus pour la même période se limitait plutôt à 1,5 %.

Selon les constats de la Fondation Maytree, les gains des Québécois aptes à l’emploi sont si considérables qu’ils recevraient dorénavant davantage que les prestataires de l’aide sociale en situation de handicap. Ce serait une première et une évolution contraire au principe généralement accepté d’un traitement plus généreux pour les personnes ayant des contraintes sévères à l’emploi.

Au Québec, les revenus d’aide sociale des personnes seules aptes à l’emploi s’élèveraient dorénavant à 91 % du seuil de pauvreté établi selon la mesure du panier de consommation (MPC), encore un record. Dans son avis de 2009 mis à jour en 2018, le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale avançait une cible de 80 % du seuil de la MPC pour l’aide sociale. Il s’agissait là d’un objectif ambitieux puisqu’en 2018, ce taux stagnait à 46 %. Le gouvernement n’avait pas retenu cette recommandation. Et soudainement, en 2022, comme par magie, on aurait défoncé ce plafond pour s’approcher du seuil de la pauvreté.

Comment cette hausse de 61,2 % des revenus des plus pauvres a-t-elle pu passer inaperçue ? Pas de débat, pas de pétage de bretelles gouvernemental, pas de dénonciation de l’Institut économique de Montréal soucieux de maintenir l’incitation au travail, pas de rapport critique de l’IRIS sur le chemin qui reste encore à parcourir pour arriver à un revenu viable, pas de chronique de Jean-François Lisée sur la supériorité avérée du modèle québécois, personne pour danser dans les rues ?

Un mirage créé par une méthodologie problématique

En fait, ce bond en avant n’a pas eu lieu. Les chercheurs de Maytree ne se sont pas vraiment trompés, mais ils ont été piégés par leur méthodologie, et peut-être par une certaine distance face à la réalité québécoise. Et comme leur rapport a peu d’échos au Québec, personne n’a tiqué.

Pour mesurer les revenus d’aide sociale en 2022, les chercheurs de Maytree considèrent les revenus offerts à une personne qui arrive à l’aide sociale le 1er janvier et qui y reste pour toute l’année. Or, en 2022, le gouvernement du Québec a considérablement amélioré une mesure instaurée avec la réforme de l’aide sociale de 2017, le Programme objectif emploi.

Au départ, ce programme visait à imposer aux nouveaux prestataires de l’aide sociale, surtout des jeunes, la participation à différentes mesures de formation et d’intégration au travail, avec pour contrepartie des revenus bonifiés.

Quand le gouvernement de Philippe Couillard a introduit cette réforme, les critiques s’inquiétaient surtout du caractère obligatoire de la mesure et des sanctions prévues pour ceux qui refusaient de participer. En pratique, les sanctions ont été très rares et les participants se sont montrés majoritairement satisfaits. Plus encore, en comparaison avec la situation antérieure, le programme a eu des effets nets positifs sur la présence en emploi, les heures travaillées, la rémunération, la participation à des mesures d’employabilité, le retour aux études et la sortie de l’aide sociale. Quel que soit l’indicateur retenu, le Programme objectif emploi favorisait le mouvement, la formation et l’intégration en emploi.

Si bien qu’en juin 2022, les allocations de participation au programme ont été significativement bonifiées. Ce sont les plus généreuses de ces allocations bonifiées, offertes pour une participation à une formation qualifiante, qu’ont retenues les chercheurs de Maytree pour estimer les revenus d’aide sociale au Québec en 2022. D’où l’imposant bond en avant.

Mais il faut garder le sens des proportions. Au Québec, en juin 2022, 95 708 personnes seules considérées aptes au travail recevaient de l’aide sociale. De ce nombre, seulement 3449 étaient de nouveaux demandeurs admissibles au Programme objectif emploi.

Maytree a donc établi les revenus d’aide sociale de toutes les personnes seules aptes au travail en retenant le maximum offert à quelques membres d’un minuscule sous-groupe, qui représente moins de 4 % de cette catégorie de prestataires. En réalité, seules ces personnes ont fait un bond en avant de 61,2 % en 2022.

Pour demeurer pertinents et estimer les revenus d’aide sociale de plus de 96 % des personnes seules en mesure de travailler, les chercheurs de Maytree devraient repenser leurs choix méthodologiques, ou alors présenter deux situations pour les personnes aptes au travail au Québec, comme ils le font pour les personnes avec contraintes sévères à l’emploi en Alberta, qui peuvent ou non se qualifier à des prestations supérieures pour handicap sévère.

Des leçons à tirer du Programme objectif emploi

Il y a tout de même des leçons à tirer de ces chiffres et de ces constats sur le Programme objectif emploi. Voilà une initiative qui offre de l’accompagnement et des parcours vers l’emploi aux personnes en mesure de travailler, combinés avec des revenus qui les rapprochent du seuil de la pauvreté. Surprise : avec des services accrus et des revenus plus décents, les gens sont plus nombreux à s’en sortir, et ils quittent davantage l’aide sociale que ceux qui n’ont pas accès à ces avantages.

Il faudra s’en souvenir quand on entendra à nouveau le sempiternel argument associant la générosité de l’aide sociale ou des transferts sociaux en général à une baisse de l’incitation au travail.

À la fin des années 1990, une politique familiale généreuse a contribué à sortir plusieurs familles monoparentales de l’aide sociale. Le Programme objectif emploi semble donner des résultats semblables pour les nouveaux inscrits à l’aide sociale. Il est peut-être temps d’élargir la portée de cette mesure et d’investir davantage auprès des prestataires d’aide de dernier recours pour réduire la pauvreté.

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License