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Depuis 1980, l’union de fait s’est imposée comme le mode dominant de vie conjugale au Québec. Durant ce temps, l’Assemblée nationale n’a pourtant jamais touché aux rapports entre conjoints de fait, dont la relation n’entraîne ni droits ni obligations en vertu du droit familial.

Cette longue inaction a pris fin avec le dépôt par le ministre de la Justice, le 27 mars dernier, du projet de loi 56 portant sur la réforme du droit de la famille et instituant le régime d’union parentale. Toutefois, cette réforme attendue depuis longtemps soulève des réticences, voire des inquiétudes.

La clé de voûte de la réforme est la reconnaissance d’un statut juridique aux conjoints de fait qui deviendront parents d’un même enfant après le 29 juin 2025. L’union parentale conférera à la résidence de ces couples les protections de la résidence familiale sous le droit matrimonial. Elle entraînera aussi la constitution d’un patrimoine d’union parentale, une version allégée du patrimoine familial des époux. De plus, cette réforme permettra à un conjoint en union parentale de réclamer à l’autre une prestation compensatoire en cas de rupture.

Il convient de souligner d’emblée que le projet de loi comporte de bonnes propositions favorisant l’accès à la justice. Notamment, il habilitera le tribunal à mieux sanctionner les abus de procédure en matière familiale en tenant compte de la violence familiale. Il faut cependant considérer les effets discutables de la réforme pour les enfants, les futurs conjoints en union parentale et les conjoints de fait qui y échapperont.

Les conjoints de fait devraient aussi être protégés

Ouvrir le débat sur la réforme du droit de la famille au Québec

Plusieurs catégories d’enfants

Le ministre de la Justice dit vouloir créer « un filet de sécurité pour les enfants dont les parents vivent en union libre. […] En cas de séparation, il fallait protéger les enfants ». Il s’agit d’un objectif louable. La proposition paraît toutefois rater sa cible, du moins dans de nombreux cas.

Certes, l’étendue élargie du régime de la résidence familiale peut assurer une certaine stabilité lors d’une rupture. Ce régime permet au tribunal d’attribuer au conjoint auquel il accorde la garde d’un enfant un droit d’usage de la résidence familiale. Or, en raison du caractère prospectif du régime, celui-ci n’assurera aucune nouvelle protection aux enfants qui sont nés ou qui naîtront de parents en union de fait d’ici le 29 juin 2025. Qui plus est, le critère de la prise en charge de l’enfant commun aux conjoints laisse de côté les nombreux autres enfants qui vivent dans une famille recomposée, sans lien de filiation avec le conjoint de leur parent.

Par ailleurs, l’union parentale prodiguera à ces enfants à naître une protection bien plus mince que celle dont profitent les enfants nés de parents mariés. Lors du divorce, une pension alimentaire au profit de l’époux le moins fortuné peut pallier son besoin ou amortir les contrecoups financiers de l’éducation des enfants. En revanche, l’union parentale n’imposera aux conjoints aucune mesure basée sur la solidarité familiale, comme l’obligation alimentaire. La stabilité et la sécurité économiques du parent moins favorisé, y compris au moment où survient la rupture, sont pourtant inséparables de celles de l’enfant.

Bref, les enfants québécois, qui sont censés s’inscrire au cœur des préoccupations du gouvernement, se classeront en trois catégories. D’abord, ceux nés de conjoints mariés garderont leurs protections actuelles. Ensuite, ceux nés ou adoptés en union de fait à partir de juin 2025 profiteront d’une version réduite de ces protections matrimoniales. Enfin, ceux qui sont nés en union de fait avant l’entrée en vigueur de la réforme, ou qui vivent dans une famille recomposée, resteront négligés par rapport aux autres.

Cette relégation semble contredire l’esprit, sinon la lettre, de la déclaration fondamentale de l’article 522 du Code civil : « Tous les enfants dont la filiation est établie ont les mêmes droits et les mêmes obligations, quelles que soient les circonstances de leur naissance ».

Des gains mitigés pour les parents affectés

Quant aux parents soumis au nouveau statut, nous avons vu qu’une union qui ne comporte aucune mesure basée sur la solidarité manque singulièrement de contenu.

En outre, il faut examiner de plus près la proposition de codifier le droit du conjoint en union parentale de réclamer de l’autre une prestation compensatoire. Ce recours, déjà disponible pour les époux, exige que le demandeur prouve sa contribution à l’enrichissement de l’autre ainsi que son appauvrissement corrélatif. Le fardeau de la preuve est lourd et le résultat, incertain.

Or, l’incertitude ne fera vraisemblablement que s’accroître au vu de la jurisprudence sur la prestation compensatoire entre époux. En effet, celle-ci s’est élaborée autour de l’opposition entre les « avantages que procurent le régime matrimonial et le contrat de mariage », dont le patrimoine familial, et les contributions extraordinaires à l’enrichissement du patrimoine de son époux (article 427 du Code civil). Comment cette jurisprudence pourra-t-elle s’appliquer au contexte différent de l’union parentale ?

Plus inquiétant encore, la possibilité de réclamer une prestation compensatoire pourrait être moins avantageuse que l’état actuel du droit. À l’heure actuelle, un conjoint de fait, quoiqu’exclu des régimes matrimoniaux, peut se prévaloir du recours en enrichissement injustifié issu du droit commun.

Au fil des années, la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel du Québec ont assoupli les conditions de son application afin de tenir compte de la spécificité de l’union de fait. Ces tribunaux ont reconnu entre autres que l’union de fait se qualifiant de « coentreprise familiale » peut justifier un partage de la valeur accumulée durant la relation.

Bien que le recours ainsi ajusté à l’union de fait demeure imparfait, il s’agit d’un outil important. Or, l’enrichissement injustifié étant un recours subsidiaire, il est exclu lorsque le demandeur peut faire valoir un autre droit contre l’enrichi. Le droit de demander une prestation compensatoire viendra-t-il écarter le recours bonifié en enrichissement injustifié, au détriment des demandeurs potentiels ?

Plusieurs couples mis de côté

En signalant les distinctions entre enfants que creusera la réforme, nous entrevoyons de nombreux couples qui seront laissés pour compte. Il s’agit des conjoints de fait dont les enfants sont nés avant le 29 juin 2025 ainsi que ceux qui, en situation de famille recomposée, élèvent un enfant qui n’a de lien de filiation qu’avec un des deux conjoints.

Toutefois, l’union de fait sans enfant peut, elle aussi, occasionner un investissement dans le projet du couple et engendrer un déséquilibre économique. Les soins prodigués par un conjoint, souvent une femme, aux parents âgés de l’autre peuvent en être un facteur majeur. Rappelons à cet égard la célèbre affaire d’Éric c. Lola. Cinq juges de la Cour suprême du Canada ont clairement reconnu l’exclusion de l’union de fait du droit familial comme étant discriminatoire, quoique constitutionnelle. Dans cette affaire, qui est reconnue comme un catalyseur principal de la réforme proposée, il était question de toutes les unions de fait, sans isoler celles bâties autour d’un enfant commun.

Somme toute, le projet de loi reste perfectible. Son champ d’application est plus étroit que nécessaire. De toute manière, la liberté et l’autonomie des couples sont sauvegardées par la possibilité, prévue par la réforme, de renoncer à ses mesures phares par consentement. Quant à l’objectif louable de protéger les enfants, le projet promet trop peu, à trop peu d’entre eux.

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Robert Leckey
Avocat émérite du Barreau du Québec, Robert Leckey est titulaire de la chaire Samuel Gale à la Faculté de droit de l’Université McGill.

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