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Dans quelle mesure le droit qui régit les litiges pécuniaires entre les conjoints de fait après leur relation est-il satisfaisant? Certaines provinces et certains territoires – plus récemment l’Alberta et la Colombie-Britannique – ont adopté des lois qui étendent aux conjoints de fait le même partage des biens que celui qui s’applique aux époux. Les provinces qui ne l’ont pas fait incluent l’Ontario et le Québec. Le résultat est que la plupart des Canadiens vivent dans une juridiction où le droit de la famille n’exige aucun partage entre les conjoints de fait en cas de rupture ou de décès de l’un d’entre eux.

Dans ces juridictions, le meilleur moyen pour un conjoint de fait d’obtenir sa part de la richesse accumulée pendant l’union, mais détenue par l’autre, est d’intenter une action en « enrichissement injustifié ». En 2011, la Cour suprême du Canada a modifié le droit afin de reconnaître que certaines unions de fait fonctionnent comme des mariages. La Cour avait alors considéré qu’un partage accru pouvait s’imposer pour les unions de fait qui fonctionnent comme une « coentreprise familiale ».

Cela ne semble toutefois pas suffisant. Une étude empirique à petite échelle a mené des entrevues auprès d’avocats spécialisés en droit familial au Québec à propos de leur expérience avec leurs clients non mariés dans le cadre juridique ainsi modifié. Les résultats, qui seront publiés sous peu, indiquent que la situation actuelle est insatisfaisante, en dépit des efforts de la Cour suprême. Ils renforcent les arguments en faveur d’une présomption dans la loi pour un partage égal des acquêts entre les conjoints de fait, comme c’est le cas pour les époux.

Des droits inconnus, difficiles à faire respecter

Les avocats interrogés ont noté que les conjoints de fait ignorent les différences qui existent entre leur traitement et celui qui est réservé aux époux en vertu du droit de la famille. Ce constat correspond aux recherches sociologiques menées au Québec et en Ontario. Cette ignorance de leurs droits permet de douter du bien-fondé de l’idée selon laquelle les conjoints de fait font des choix éclairés en ce qui concerne leurs finances et leurs biens.

Les entrevues ont également permis de constater qu’il est complexe et coûteux de faire une réclamation pour enrichissement injustifié. Pour obtenir la réparation plus importante autorisée par la Cour suprême, le demandeur doit établir que l’union était une coentreprise familiale. L’autre conjoint peut s’opposer à une telle conclusion, ce qui peut se traduire par un long litige portant sur leur vie commune. Selon certains avocats, les juges appliqueraient les critères définissant la coentreprise familiale de manière inégale et imprévisible.

Un conjoint de fait qui invoque l’enrichissement injustifié doit prouver l’étendue de sa contribution à la richesse de l’autre pendant leur vie commune. Cela peut nécessiter des preuves substantielles difficiles à trouver, parfois plusieurs années après les faits, et leur présentation devant le tribunal est coûteuse. L’autre conjoint peut aussi contester les preuves et la demande.

Fait troublant, les avocats interrogés ont indiqué que les parts accordées aux conjoints de fait variaient à un point tel qu’il s’en dégageait un sentiment d’arbitraire. Bien que tout litige comporte une part de chance, on a fait référence à plusieurs reprises à un « coup de dés ».

Selon les personnes interviewées, le caractère imprévisible des décisions rendues par les tribunaux rend difficile la négociation d’un règlement équitable. C’est problématique, compte tenu de la longueur et du coût de la résolution d’un litige familial par un juge. En fait, avec la crise qui prévaut en matière d’accès à la justice, en particulier dans les dossiers familiaux, les politiques publiques actuelles encouragent les membres de la famille à conclure des ententes hors cour.

Un pied dans la porte

Dans une affaire hautement médiatisée au Québec, la Cour suprême du Canada a statué en 2013 que la Charte canadienne des droits et libertés n’oblige pas le législateur à imposer le partage des biens aux conjoints de fait. Cinq des neuf juges ont estimé que le fait de limiter ce partage aux époux constituait une discrimination à l’égard des conjoints de fait, mais cette discrimination a été considérée comme une limite raisonnable à la garantie d’égalité. Par conséquent, les législateurs du Québec, de l’Ontario et des autres provinces qui ne régissent pas les relations patrimoniales entre les conjoints de fait n’ont pas d’impératif constitutionnel pour changer de cap.

L’enjeu de l’union de fait peut s’avérer difficile à faire cheminer dans le processus politique. Comme l’a fait remarquer un participant à l’étude, les personnes les plus lésées par le statu quo ne sont pas représentées par les chambres de commerce et autres associations. Le fait que la situation actuelle profite à l’un des conjoints et qu’un changement profiterait à l’autre complique aussi les choses.

Bien qu’il soit présent dans plusieurs provinces, ce problème est probablement plus aigu au Québec, où le taux d’unions de fait est le plus élevé, et où la majorité des enfants naissent hors du mariage. Bien que le Code civil du Québec soit différent de la common law du reste du pays, la Cour d’appel du Québec a intégré l’approche de la Cour suprême au droit provincial. Une affaire dans laquelle une ex-conjointe de fait a reçu plus de 2 millions $ a d’ailleurs fait la une des journaux il y a quelques années.

Viser plus que le minimum

Nos tribunaux ont tenté de tenir compte de la réalité des conjoints de fait qui mettent leurs affaires en commun et collaborent de part et d’autre aux intérêts de la famille. Mais il y a des limites manifestes à ce que les tribunaux peuvent faire. Les résultats de l’étude, décrits plus haut, renforcent les arguments en faveur d’une présomption de partage égal inscrite dans la loi. Cela n’empêchera pas les conjoints de fait de s’y soustraire par contrat, comme c’est le cas dans les juridictions qui ont légiféré en ce sens, où les époux peuvent le faire aussi.

Les législateurs de l’Ontario, du Québec et de quelques autres provinces ont l’occasion de démontrer qu’ils sont sensibles aux réalités de la vie familiale contemporaine – et qu’ils ne limitent pas leur évaluation de ce qui est une bonne politique au minimum requis par la Charte.

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Robert Leckey
Avocat émérite du Barreau du Québec, Robert Leckey est titulaire de la chaire Samuel Gale à la Faculté de droit de l’Université McGill.

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