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Le plus récent budget du gouvernement Trudeau renferme un certain nombre de mesures qui ont fait jaser, allant d’une politique du logement à la défense nationale. Dans un contexte de crise pancanadienne du logement et de menaces géopolitiques croissantes, il n’est pas surprenant que ces domaines politiques retiennent l’attention.

Dans le budget, le gouvernement s’est aussi penché sur le retard de productivité du Canada. Cet enjeu est peut-être moins bien compris, mais il est déterminant dans la capacité du pays à financer des solutions à nos défis nationaux les plus pressants. Le dépoussiérage de notre politique industrielle peut faire partie de la solution.

Les retards de productivité du Canada ne sont pas nouveaux. Les commentateurs économiques en parlent depuis des années. Dans un récent discours, Carolyn Rogers, première sous-gouverneure de la Banque du Canada, a toutefois souligné l’urgence d’agir.

« Il y a péril en la demeure. Il faut agir », a-t-elle déclaré.

En d’autres mots, la productivité n’est plus qu’un simple problème. C’est une urgence nationale.

Pourquoi cela devrait-il préoccuper les Canadiens ?

À côté de l’augmentation du coût de la vie – en particulier du coût du logement – la productivité peut sembler un concept abstrait. Pourquoi dépenser de l’argent pour rendre les entreprises plus efficaces alors que de nombreux ménages ont du mal à payer leurs factures ? C’est une question importante à laquelle les élus doivent répondre.

La productivité n’est pas une simple technicalité statistique. Ce n’est pas non plus quelque chose qui ne fait que gonfler les résultats financiers des entreprises. Elle détermine la quantité de produits que les Canadiens peuvent produire et, par conséquent, la quantité de biens dont nous pouvons profiter.

Les investissements dans la productivité, qu’il s’agisse d’immobilisations importantes, comme des machines de pointe pour améliorer la production manufacturière, ou d’ajustements marginaux, comme de meilleurs logiciels pour améliorer la production agricole, signifient que nous sommes en mesure de produire plus de biens et de services par heure travaillée. En d’autres termes, cela signifie que nous obtenons plus de résultats pour la même quantité d’efforts. L’augmentation de la productivité se traduit par une amélioration du niveau de vie et une plus grande capacité à financer d’importants programmes sociaux.

Prenons l’exemple du logement. Plusieurs analystes ont estimé qu’il manquait plus de trois millions de logements au Canada. C’est un chiffre impressionnant. Pour atteindre cet objectif, nous devons en augmenter la production. À moins que nous investissions massivement pour attirer les jeunes vers les métiers du bâtiment ou que nous ne réorientions complètement notre politique d’immigration pour nous concentrer sur les travailleurs de la construction, nous devons bâtir plus de logements par travailleur. Dit autrement, nous avons besoin d’une plus grande productivité.

Augmenter la productivité n’est pas une mince tâche. Si c’était le cas, ce serait déjà fait. Il est assez facile de dire aux entreprises qu’elles doivent investir davantage dans des équipements ou des logiciels. Mais elles doivent d’abord disposer des bonnes incitations et des bons outils.

La politique industrielle est l’un des outils potentiels permettant d’appuyer sur l’accélérateur.

L’idée que l’État a un rôle à jouer pour orienter les entreprises privées dans une direction donnée est souvent considérée comme contraire à une économie de marché. En réalité, nous avons toujours pratiqué une certaine forme de politique industrielle. Cela va des interventions passées à grande échelle pour développer les sables bitumineux de l’Alberta aux crédits d’impôt pour la recherche et le développement.

Le budget contient de nombreux éléments relevant de la politique industrielle et visant à soutenir les technologies propres, l’intelligence artificielle, la réconciliation avec les peuples autochtones, en plus d’autres priorités essentielles.

Une personne cynique pourrait affirmer que le gouvernement fédéral se contente de jeter de l’argent à des parties prenantes. En effet, un certain scepticisme est justifié. Après tout, s’il y a de l’argent à gagner quelque part, pourquoi le secteur privé n’y intervient-il pas ?

Le privé ne peut pas toujours se charger de l’intérêt général

Le problème, c’est que les incitations sont variables. Prenons un autre exemple : les chaînes d’approvisionnement. Normalement, les chaînes d’approvisionnement mondiales fonctionnent rondement. Notre économie hautement mondialisée nous offre un éventail de biens et de services dont les générations précédentes n’auraient pu que rêver.

Cependant, la pandémie de COVID-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont montré que nous ne pouvons pas considérer cette stabilité comme acquise. Le contexte géopolitique, les catastrophes naturelles et les maladies infectieuses, entre autres, peuvent perturber les chaînes d’approvisionnement. Ça n’est pas un réel problème lorsqu’on achète des babioles sur Amazon. Mais c’est un désastre s’il s’agit d’obtenir des vaccins qui pourraient sauver une vie. Nous ne devons pas mettre tous nos œufs dans le même panier. Personne ne veut revivre une pénurie de papier hygiénique.

C’est là que la politique industrielle peut être utile. Parfois, il existe des intérêts publics plus larges pour lesquels les entreprises individuelles n’ont pas les bonnes incitations. Les exemples ne manquent pas. La délocalisation ou le raccourcissement des chaînes d’approvisionnement peut être coûteux et désavantager les entreprises sur le plan de la concurrence ; les entreprises peuvent être confrontées à des obstacles liés aux coûts pour adopter des technologies plus propres ; elles peuvent ne pas voir la valeur monétaire de la réconciliation avec les peuples autochtones, et elles peuvent ne pas avoir la capacité d’engager des coûts initiaux élevés pour la recherche et le développement sur les technologies de l’avenir. C’est là que les gouvernements pourraient avoir un rôle à jouer.

Le Canada ne serait pas le premier grand pays à doubler la mise sur la politique industrielle. Des pays comme la Chine et l’Allemagne poursuivent des stratégies agressives en matière de politique industrielle. Même les États-Unis ont adopté une politique industrielle, dont la meilleure illustration est peut-être leur Inflation Reduction Act et la CHIPS and Science Act. Ces mesures ont entraîné une explosion des projets de construction.

Il ne s’agira pas simplement de construire des gadgets pour créer des emplois. Ça signifie qu’une partie des semi-conducteurs les plus avancés au monde sera désormais fabriquée sur le sol américain, ce qui réduira la dépendance du monde à l’égard de ceux produits à Taïwan. Compte tenu des menaces géopolitiques en Asie et des inquiétudes persistantes quant à la prévisibilité de la chaîne d’approvisionnement, la construction de ces intrants vitaux en Amérique du Nord est une bonne chose. Ce n’est pas pour rien que même des conservateurs comme le sénateur américain Marco Rubio veulent redoubler d’efforts en matière de politique industrielle.

Cela ne veut pas dire que la politique industrielle fait l’unanimité, et encore moins qu’elle est parfaite. Il n’est pas difficile de trouver des exemples d’initiatives de politique industrielle qui ont échoué. Les gouvernements qui s’engagent dans une politique industrielle ont besoin d’une stratégie solide, de données fiables et d’une évaluation rigoureuse. Ils doivent également savoir quand réduire leurs pertes. Tout cela est plus facile à dire qu’à faire.

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Si la politique industrielle peut s’avérer nécessaire pour maintenir ou développer une présence dans certaines industries lourdes généreusement financées par d’autres pays, les coûts peuvent être énormes.  L’ampleur des récentes initiatives de politique industrielle, telles que les usines de batteries pour véhicules électriques ou les crédits d’impôt pour les investissements dans les énergies propres, qui se chiffrent à plusieurs milliards de dollars, devrait nous inciter à optimiser nos ressources. Nous ne pouvons pas nous contenter de signer des chèques en blanc. Le plus souvent, nous devons faire en sorte que ces investissements soient judicieux.

Les efforts visant à stimuler la productivité à moyen et long terme se font au détriment des priorités à court terme. Essentiellement, si nous dépensons un dollar pour la construction d’une usine plutôt que pour les soins de santé, nous devons nous assurer que la rentabilité de l’investissement est réaliste et attrayante. Après tout, l’un des principaux objectifs de l’augmentation de la productivité est d’améliorer notre capacité à générer les recettes fiscales nécessaires pour payer des services tels que les soins de santé.

Si la politique industrielle peut être une voie prometteuse pour stimuler la productivité, nous ne devons pas nous y engager à la légère. Nous avons besoin de politiques crédibles, fondées sur des données probantes et liées à une stratégie cohérente, plutôt que de décisions ad hoc. Nous avons également besoin d’une gouvernance solide, d’une conception des politiques qui attire les capitaux privés au lieu de les remplacer, et d’une mise en œuvre efficace et rapide. Il est bon que le gouvernement réfléchisse à la productivité, mais il ne s’agit pas d’appuyer sur un bouton. Il faut réfléchir aux moindres détails.

C’est la recherche de ces détails qui motive le programme de recherche Refonder la croissance économique sur de nouvelles bases de l’IRPP. Nous continuerons à produire et à partager des recherches visant à renforcer la productivité du Canada bien après que l’encre du budget soit sèche.

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Steve Lafleur
Steve Lafleur est directeur de recherche à l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), où il dirige le programme de recherche Refonder la croissance économique sur de nouvelles bases. Il dirige également l’initiative de l’IRPP qui explore le rôle de la politique industrielle dans la prochaine transformation économique du Canada.

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