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Comment le Canadien moyen peut-il savoir ce que fait son député à Ottawa ?

Le Canada est une démocratie représentative, c’est-à-dire dans laquelle les citoyens élisent des représentants qui décideront en leur nom. Tous les quatre ans environ, nous passons un accord avec celles et ceux qui souhaitent nous représenter : dites-nous ce que vous voulez faire, on vous dira si on est d’accord ou non, et on réévaluera votre action aux prochaines élections.

Pour un pays de la taille et de la complexité du Canada, un tel système va de soi. Le citoyen moyen n’a pas le temps de peser les nuances de chaque texte législatif ou de chaque décision de financement qui doit être prise. C’est pourquoi nous confions la plupart de ces décisions à des représentants élus, en ayant confiance qu’ils auront nos intérêts à cœur.

Svp, tenez-nous au courant

L’une des choses que les Canadiens demandent en contrepartie du pouvoir qu’ils accordent à leurs élus est qu’ils nous tiennent au courant de ce qu’ils accomplissent en notre nom. En effet, l’un des principes fondamentaux de la démocratie est que les représentants du peuple doivent communiquer avec leurs électeurs. Mais joindre tous les habitants d’une circonscription a toujours été difficile. Ce l’est encore plus alors que les journaux locaux ferment, que la consommation des médias par les citoyens s’éparpille et que les cabinets des chefs de parti tendent à coordonner les messages. Quel est le meilleur moyen pour les députés de parler des affaires publiques à tous ceux qu’ils représentent?

L’une des solutions à ce problème est communément appelée « bulletin parlementaire ». Il s’agit de feuillets d’information financés par la Chambre des communes et distribués gratuitement par Postes Canada dans toutes les demeures de chaque circonscription électorale. Vous les avez peut-être vus dans votre boîte à lettres (mais peut-être n’avez-vous vu que le visage souriant de votre député, lorsque vous l’avez jeté au recyclage…).

Les députés et leurs collaborateurs consacrent un temps considérable à l’élaboration de ces brochures de la taille d’un tabloïd, car les bulletins parlementaires sont sans doute le meilleur moyen d’atteindre tous les électeurs, y compris ceux qui ne suivent pas les députés sur les médias sociaux ou qui ne s’abonnent pas à leurs envois électroniques.

En général, un bandeau en haut de page présente une photo du député et son nom, sous lequel figure un message personnel. D’une longueur totale d’environ quatre pages, les bulletins sont parsemés de photographies du député discutant avec ses électeurs ou s’exprimant sur le parquet de la Chambre des communes. Des encadrés informent les électeurs des initiatives du gouvernement et des travaux de la Chambre, et un formulaire permet souvent aux lecteurs de faire part de leurs opinions, qui peuvent être envoyées au bureau du député, sans frais postaux.

Les bulletins parlementaires permettent aux députés de rester au courant des préoccupations de leurs électeurs. Il arrive d’ailleurs, lors des débats, que les députés fassent référence aux commentaires qu’ils ont recueillis grâce aux enquêtes postales. Les bulletins contribuent également à la propagande électorale et à la collecte de fonds, même si ces activités ne sont pas explicitement autorisées. En effet, les envois collectifs sont soumis aux mêmes restrictions que les autres services financés par la Chambre des communes. Par exemple, ils ne peuvent pas être utilisés pour solliciter l’adhésion à un parti ou des dons, ni pour diffuser du matériel de campagne. Pour le reste, leur contenu est largement laissé à l’appréciation de chaque député, et il est difficile pour le public d’en valider le contenu, en l’absence d’une archive commune. Nous y reviendrons dans un instant.

Certains bureaux de députés prennent les devants en affichant leurs bulletins parlementaires sur internet, afin que tous puissent y avoir accès, ou en invitant à formuler des critiques constructives. C’est le cas de Sean Fraser, député libéral de Central Nova. Son site web inclut une section sur les bulletins parlementaires qui explique que chaque résidence et chaque entreprise de sa circonscription recevra périodiquement une lettre d’information préparée par son bureau et contenant des informations sur « les principales mises à jour du gouvernement, les nouvelles, ce qui se passe à Ottawa, les annonces de financement et des photos prises à travers la circonscription ». Les bulletins parlementaires de M. Fraser sont disponibles en format PDF depuis plusieurs années. En outre, le site web de M. Fraser indique qu’il est ouvert aux commentaires sur leur contenu et qu’il accueille volontiers les suggestions.

Un des bulletins parlementaires de la députée Monique Pauzé.

Quel bulletin?…

C’est l’ensemble des petits et grands actes de transparence, comme la mise en ligne par les députés de leurs bulletins parlementaires, qui permet au Canada de se classer parmi les meilleures démocraties du monde. Les Canadiens pourraient donc s’attendre à ce qu’il soit normal de mettre les bulletins parlementaires à la disposition de quiconque en fait la demande.

Ce n’est pourtant pas le cas.

Les difficultés considérables que nous avons rencontrées en essayant de collecter ces documents publics financés par les contribuables révèlent quelques vérités troublantes sur la paranoïa partisane qui sévit sur la Colline du Parlement.

Depuis 2021, nous avons réussi à recueillir les bulletins parlementaires de 126 députés de la 43e législature, sur un total de 338. Certains étaient disponibles en ligne. Pour le reste, nous avons envoyé des courriels, téléphoné et écrit aux bureaux des députés, sur la colline du Parlement et dans leur circonscription. Puis, nous avons envoyé des courriels et téléphoné à nouveau. Dans un premier temps, nos efforts ont été interrompus par la convocation d’élections anticipées au mois d’août. Au cours de la période précédant la dissolution du Parlement, les députés et leur personnel ont hésité, craignant sans doute que le contenu des bulletins parlementaires ne soit utilisé contre eux par d’autres candidats et d’autres partis. Certains craignaient peut-être d’être critiqués s’ils admettaient qu’ils n’avaient pas publié de bulletin parlementaire au plus fort de la pandémie. Nous avons poursuivi nos efforts après les élections en contactant les nombreux députés qui ont été reconduits dans leurs fonctions.

Beaucoup de députés et de leurs collaborateurs ont été formidables, et ont fourni avec enthousiasme les documents par voie électronique ou par courrier. Pourtant, bien que les bulletins parlementaires soient destinés à la consommation publique, qu’ils soient envoyés à des dizaines de milliers de ménages et qu’ils soient financés par des fonds publics, nous n’avons pu en obtenir qu’un peu plus du tiers, soit 37 %.

Pourquoi 63 % des députés ont-ils omis de rendre leurs bulletins parlementaires disponibles? Au début de la pandémie, en 2020, la Chambre des communes a interrompu cette pratique, et certains députés se sont donc tournés vers des bulletins électroniques, diverses formes de médias sociaux et des conversations par vidéo. Lorsque le service a repris, le personnel des bureaux des députés était accaparé par les dossiers de la circonscription, et la série habituelle de photos du député se mêlant à ses électeurs ou s’adressant à la Chambre était absente. Certains membres du personnel nous ont dit qu’ils travaillaient à distance et qu’ils n’avaient pas accès aux copies numériques stockées sur un réseau ou aux copies papier archivées dans le bureau. Un député nous a dit qu’il était bombardé de requêtes et que le personnel ne pouvait pas faire grand-chose. Plusieurs ont simplement ignoré nos demandes répétées.

Éviter les problèmes

Mais la principale raison pour laquelle les députés sont si discrets au sujet de leurs bulletins parlementaires semble être la peur d’avoir des ennuis.

Certains députés et leurs collaborateurs nous ont demandé de leur fournir davantage d’informations sur l’utilisation des bulletins parlementaires. D’autres ont déclaré de façon énigmatique qu’ils n’étaient pas en mesure d’en fournir des exemples, y compris un cabinet ministériel qui a ignoré nos demandes pour des explications. Certains ont carrément déclaré qu’ils ne fourniraient pas les bulletins d’information. Un député a dit qu’il ne participait à aucune recherche universitaire.

Certains employés politiques ont précisé que les bulletins parlementaires étaient destinés exclusivement aux électeurs. Comme l’a expliqué l’un deux, « nous avons envoyé des bulletins parlementaires pendant la pandémie, mais c’est la politique du bureau qui veut que nous ne donnions pas de documents aux non-électeurs qui m’empêche de les partager ». Un autre nous a dit de demander à notre député local de faire la demande pour nous; lorsque le bureau de notre député local l’a fait, la demande a été ignorée. Quelques membres du personnel ont promis que les bulletins parlementaires seraient bientôt affichés sur le site web du député, mais cela n’a jamais été le cas. Un député a même réprimandé une assistante de recherche en lui disant qu’il ne fournirait pas son bulletin, parce que ses employés avaient découvert qu’elle avait participé à un événement organisé par un autre parti politique.

Un des bulletins parlementaires de la députée Soraya Martinez Ferrada

Il est important de savoir ce que les députés disent à leurs électeurs, s’ils mettent l’accent sur les problèmes de la communauté ou sur les événements qui se déroulent à Ottawa, et de connaître les informations qu’ils choisissent de mettre de l’avant. Il y a 338 députés, et en étudier un si grand nombre dans un pays si vaste est un véritable défi. Il est difficile de suivre pas-à-pas chacun des députés, et il n’existe pas d’archive de ces documents. En outre, l’accès à tous les bulletins parlementaires permettrait d’identifier dans quelle mesure les députés répètent les messages du parti ou s’ils se contredisent, ce qui pourrait expliquer leur anxiété à l’idée de partager les bulletins, dans un pays où la discipline de parti est très stricte.

Transparence totale

Il existe une solution simple pour responsabiliser les députés : s’inspirer de la politique de « transparence par défaut » du gouvernement fédéral. Le Bureau de régie interne, dirigé par le président de la Chambre, devrait exiger que la Chambre des communes maintienne des archives en ligne permanentes des bulletins parlementaires ou qu’elles les déposent à la Bibliothèque du Parlement.

Les porte-parole des partis ont refusé de commenter les questions posées récemment par La Presse canadienne sur le secret qui entoure les bulletins parlementaires. Comme nous l’avons mentionné, la démocratie canadienne est l’une des plus fortes au monde. Cependant, la démocratie doit évoluer; c’est un travail qui n’arrête jamais. Nous devrions être profondément inquiets lorsque des députés de tous les partis politiques ne veulent pas parler des affaires de la Chambre.

Il est grand temps de renforcer la responsabilité et la transparence, et que les députés et leur personnel cessent de contrôler l’accès des bulletins parlementaires aux Canadiens qui demeurent en dehors de leur circonscription. Des millions de dollars en fonds publics sont dépensés chaque année pour la confection des bulletins.

Le Bureau de régie interne de la Chambre des communes doit modifier le règlement des députés afin de rendre le financement des bulletins parlementaires conditionnel au dépôt d’un exemplaire dans un registre maintenu par la Chambre. Les copies numériques des bulletins parlementaires devraient aussi être systématiquement soumises à la Bibliothèque du Parlement pour un archivage permanent en ligne. Les députés travaillent pour le public. En conséquence, leurs communications financées par des fonds publics doivent être ouvertes, transparentes et, surtout, accessibles.

Cet article fait partie du dossier spécial Pour un Meilleur Parlement.

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Alex Marland
Alex Marland est professeur au Département de sciences politiques de l'Université Memorial de Terre-Neuve, dont il est aussi directeur. Il est l'auteur de Brand Command: Canadian Politics and Democracy in the Age of Message Contral (UBC Press, 2016) et de Whipped: Party Discipline in Canada (UBC Press, 2020). Il est membre du conseil d'administration de l'Institut de recherche en politiques publiques, qui publie le magazine Options politiques.
Feo Snagovsky
Feo Snagovsky est professeur adjoint de sciences politiques à l'Université de l'Alberta. Ses recherches portent sur le comportement politique, l'identité et l'influence des élites sur les attitudes politiques.

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