Chaque campagne électorale donne lieu à des stratégies de la part des partis pour convaincre les électeurs de leur accorder leur vote. Toutes s’accompagnent également d’analyses de chercheurs et de chroniqueurs relatives au succès ou à l’échec de ces approches. De même, les sondeurs posent des questions sur les enjeux considérés comme les plus importants, en employant habituellement des questions fermées. La campagne électorale québécoise de 2018 n’a pas fait exception. Mais on a tout lieu de se demander : Les stratégies partisanes fonctionnent-elles ? Sont-elles déterminantes dans le choix fait par les électeurs ?

Pour examiner ces questions, nous avons collaboré avec la firme Ipsos pour réaliser un sondage postélectoral auprès des répondants au dernier sondage préélectoral mené par la firme entre le 26 et le 28 septembre 2018. Ipsos a pu joindre 842 (67 %) des 1 250 répondants au sondage préélectoral. De ce nombre, 592 ont répondu en ligne et 250 par entrevue téléphonique. Le sondage était court, demandant aux répondants s’ils avaient voté et pour qui. De façon à obtenir une information non dirigée sur les raisons du vote, il contenait aussi une question ouverte : « Quelle est la principale raison qui explique votre vote ? » Ensuite étaient posées deux questions liées aux enjeux de la campagne : l’une sur l’immigration — vue comme un enjeu majeur à tout le moins pour les deux principaux partis —, l’autre sur l’appui à l’indépendance du Québec — considérée comme un « non-enjeu » dans cette campagne.

Les avantages de poser une question ouverte sont connus : cela donne accès à l’opinion spontanée, sans filtre, du répondant. Par contre, ce type de question est exigeant pour le répondant et, dans les entrevues téléphoniques, également pour l’intervieweur. Dans notre sondage, 70 % des répondants ont été joints par sondage Internet, ce qui rend encore plus direct l’accès à l’opinion.

Les raisons mentionnées du vote pour un parti

Notons au départ que le sondage postélectoral d’Ipsos, montrant qu’il y a eu un mouvement important vers la Coalition avenir Québec (CAQ) en fin de campagne, reproduisait presque parfaitement les résultats du scrutin, sauf pour une légère sous-estimation du vote pour Québec solidaire (QS).

Les répondants ont donné des réponses plus ou moins élaborées à la question ouverte. Celles-ci étaient constituées soit d’un seul groupe de mots — « le changement », « l’environnement », « c’est mon parti » — soit d’une ou plusieurs phrases. Ipsos a effectué un premier codage des réponses : elle a élaboré un plan permettant de regrouper l’ensemble des raisons mentionnées en un nombre réduit de codes thématiques et a codé la première raison mentionnée par chaque répondant. Nous avons vérifié et validé ce codage initial. De plus, pour nous assurer d’avoir le portrait le plus complet possible de toutes les raisons mentionnées, nous avons codé une deuxième raison lorsque cela était justifié, en utilisant les mêmes codes que ceux élaborés par Ipsos. En codant cette deuxième mention, nous avons tenu compte de toute mention d’enjeux — immigration, environnement, etc. — qui n’aurait pas été codée au départ. Nous avons ajouté un code spécifique lorsqu’un répondant mentionnait les « valeurs du parti » comme raison de son vote.

Au total, 673 personnes ont déclaré avoir voté, et plus de 97 % d’entre elles ont indiqué au moins une raison pour expliquer leur vote. En additionnant les premières et deuxièmes raisons mentionnées, 739 réponses en tout ont été codées. Le tableau ci-dessous présente les raisons données par les répondants en fonction de leur choix politique. Comme nous avons codé jusqu’à deux raisons, la somme des pourcentages pour chaque parti dépasse 100 %. Les raisons les plus fréquemment mentionnées étaient l’appréciation positive du parti pour lequel les répondants ont voté (25 %) et, à l’opposé, la volonté de changement et de « se débarrasser des libéraux » (25 %). Il existe toutefois de multiples autres raisons, dont les proportions variaient fortement selon les partis.

Le vote pour le Parti libéral du Québec (PLQ) est un vote positif, d’appréciation, pour 36 % des répondants qui ont appuyé ce parti. Les répondants parlent de leur opinion favorable à l’égard des politiques et des idées du parti comme de son chef, de même que du gouvernement sortant. On peut ajouter la mention de la santé de l’économie et de la gestion des finances publiques (13 %) parmi les raisons positives. Le PLQ est aussi perçu comme le parti qui protège les droits des anglophones (7 %). Par ailleurs, il y a 7 % des répondants qui mentionnent « avoir toujours voté pour ce parti », et encore 7 % pour qui le candidat local est la principale raison du vote. On peut ensuite regrouper ceux qui ont voté contre les autres partis ou par élimination (en choisissant le parti « le moins pire »), soit 12 % des répondants. Qu’en est-il des enjeux considérés comme majeurs ? Le fait que le PLQ soit un parti fédéraliste est mentionné par 7 %, et l’immigration — un vote à l’encontre de la proposition de la CAQ de réduire le nombre d’immigrants — par 5 %.

Passons maintenant au deuxième parti « traditionnel », le Parti québécois (PQ). L’appréciation positive du parti ou de son chef est mentionnée par 20 % des répondants ; 13 % indiquent avoir voté pour ce parti par habitude, parce que c’est « leur parti ». L’appréciation du candidat local (20 %) est presque aussi fréquente que l’appréciation du parti. Le vote par élimination, contre les autres partis, est mentionné par 13 % de ceux qui ont appuyé le PQ. Seuls 4 % indiquent la volonté de changement. Qu’en est-il des grands enjeux ? La souveraineté est mentionnée par 14 % des répondants, et l’immigration, par aucun. Tout comme pour le PLQ, très peu nomment l’environnement. Le PQ apparaît malgré tout comme le parti pour lequel la question nationale est la plus importante.

Pour ce qui est de QS, le parti se démarque par une forte appréciation positive de ses positions et politiques en général (33 % des répondants), qui est presque aussi prononcée dans le cas du PLQ, suivie de la volonté de voter « à gauche » (9 %) et de l’appréciation du candidat local (7 %). La volonté de changement est mentionnée par 16 % des répondants. Par contre, le vote par élimination, contre les autres partis, rejoint 7 % des répondants. Pour ce qui est des grands dossiers, QS se distingue par le fait que ses supporteurs sont préoccupés par l’environnement (21 %), un enjeu qu’ils sont presque les seuls à mentionner. Pratiquement aucun ne nomme l’immigration ou l’indépendance du Québec. Les répondants qui ont soutenu QS sont proportionnellement les plus nombreux à mentionner les valeurs défendues par le parti comme raison de leur vote (10 %).

Comment se caractérise le parti qui a pris le pouvoir dans cet univers ? Le vote pour la CAQ apparaît d’abord et avant tout comme un vote négatif. Près de 55 % des répondants qui ont appuyé la CAQ invoquent la nécessité d’un changement et la volonté de chasser les libéraux du pouvoir, et 8 % déclarent avoir voté pour « le moins pire » des partis ou contre les autres partis. À peine plus de 17 % indiquent une appréciation positive du parti, de ses politiques et de son chef. Les autres raisons — candidat local, économie et finances — ont retenu peu d’attention. L’immigration, perçue par certains observateurs comme « la question de l’urne », n’est mentionnée que par cinq répondants. La question nationale n’est pas du tout mentionnée. Après avoir recherché toute réponse relative à l’enjeu de la laïcité, nous avons trouvé une seule mention de la laïcité et deux mentions relatives à la chrétienté, mais aucune du port de signes religieux.

Les répondants qui ont appuyé un autre parti indiquent surtout le vote par élimination, contre les autres partis (47 %), et dans une moindre mesure l’appréciation positive du parti qu’ils ont choisi (31 %). Notons enfin que la santé et les bénéfices pour la famille se trouvent dans la catégorie « autres », vu la très faible fréquence de mentions.

Que conclure de ces données ? Les répondants font surtout une appréciation globale des positions des partis, plutôt qu’une appréciation liée à un enjeu en particulier. L’immigration ne se révèle pas un enjeu premier dans la décision du vote, pas plus que la laïcité de l’État. La question nationale n’est pas non plus une question centrale, et elle est mentionnée presque exclusivement par les électeurs du PQ et du PLQ. L’environnement constitue le premier enjeu exclusif des répondants qui ont voté pour QS. Enfin, ceux qui ont appuyé la CAQ sont les plus homogènes dans leurs raisons de vote : c’est le changement et le vote par élimination qui sont les plus fréquemment mentionnés. Les enjeux mis en avant par ce parti ont été « avalés » par la volonté de changement. Comment ces réponses spontanées se comparent-elles aux réponses aux questions fermées ?

Les deux enjeux majeurs qui ont été sondés directement

Les répondants se répartissent presque également entre ceux qui pensent qu’il faut réduire l’immigration (44 %) et ceux qui disent qu’il ne faut rien changer (42 %). Moins de 14 % considèrent qu’il faut augmenter le nombre d’immigrants. La figure 1 montre, comme on peut s’y attendre, que la réduction de l’immigration est nettement plus populaire chez les électeurs qui sont en faveur de la CAQ (61 %) que chez les autres, et un peu plus populaire chez ceux qui ont voté pour le PQ (50 %). Tant les supporteurs du PLQ que de QS sont majoritairement favorables (54 %) à un maintien de la situation actuelle. À peine 20 % de ces électeurs se prononcent pour une réduction de l’immigration et un peu plus de 20 % pour une augmentation. Il n’y a pas de différence significative sur l’enjeu de l’immigration entre ceux qui ont appuyé QS et ceux qui ont voté pour le PLQ. Notons qu’environ le tiers des répondants qui ont choisi la CAQ et le PQ sont également favorables à un maintien de la situation actuelle.

Pour ce qui est de la question nationale, 12 % de l’ensemble des répondants se disent « très favorables » et 20 % « assez favorables » à l’indépendance du Québec, « c’est-à-dire que le Québec ne fasse plus partie du Canada », comme précisé dans la question posée, pour un total de 32 %. Comme le montre la figure 2, les indépendantistes se trouvent surtout au PQ (78 % des répondants qui ont voté pour ce parti si on additionne les « très favorables » et « assez favorables ») et dans une moindre mesure à QS (47 %). Les supporteurs de la CAQ favorisent cette option à 33 % et ceux du PLQ à 5 % à peine. On constate, tout comme dans les réponses aux questions ouvertes, que la question nationale différencie d’abord et avant tout les partis traditionnels, le PLQ et le PQ. Les deux autres partis regroupent à la fois des électeurs favorables et défavorables à l’indépendance.

Il est possible de tirer plusieurs conclusions des résultats de notre enquête. Lorsqu’ils révèlent spontanément les raisons de leur vote, les répondants sont peu enclins à mentionner des enjeux précis. L’appréciation positive globale d’un parti, de ses politiques, de sa direction, est caractéristique de ceux qui ont appuyé le PLQ et QS, alors que le vote « contre » est caractéristique de ceux qui ont voté pour la CAQ. L’attachement au parti — le vote « parce que c’est mon parti », celui « pour lequel j’ai toujours voté » — est plus fréquent chez les électeurs favorables aux partis traditionnels, le PLQ et le PQ. Pour ce qui est des enjeux, celui qui différencie le plus les partis est l’environnement, l’enjeu de prédilection de QS. Ni l’immigration ni la laïcité n’apparaissent importantes parmi les raisons spontanées du vote.

Pour ce qui est des réponses aux questions fermées, l’immigration différencie les partis, mais pas de façon absolue. On trouve des supporteurs de la CAQ favorables à un maintien du nombre d’immigrants et des supporteurs du PLQ favorables à une réduction, et ce, dans une proportion non négligeable. La similitude des positions des répondants qui ont appuyé QS et le PLQ sur cette question doit être soulignée. Enfin, en ce qui concerne la question nationale, elle continue à différencier le PLQ et le PQ mais pas vraiment les autres partis. Il faut souligner que l’appui à des positions précises de certains partis ne constitue pas une raison nécessaire ou suffisante pour voter pour ces partis, comme en témoignent les différences entre les raisons spontanées mentionnées pour expliquer le vote et l’appui à certaines politiques phares des partis.

Nos conclusions sont similaires à celles de Charles Breton et Justin Savoie qui utilisent une méthodologie très différente — une analyse conjointe — et un échantillon panel Web de convenance pour étudier l’impact d’enjeux prédéfinis sur le vote. Eux aussi concluent que la question nationale est l’enjeu qui différencie les électeurs libéraux et péquistes. Pour ce qui est de l’immigration, ils estiment que l’appui à la proposition d’augmenter le nombre d’immigrants est celle qui diminue le plus les probabilités de voter pour la CAQ. Nos données montrent que cette proposition recueille à peine 22 % d’appuis chez les électeurs qui ont voté pour le PLQ.

Cet article fait partie du dossier Élections Québec 2018.

Photo : Le premier ministre du Québec François Legault s’adresse aux familles et aux aînés lors de la mise à jour économique, le 3 décembre 2018, à Québec. La Presse canadienne / Jacques Boissinot.


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Claire Durand
Claire Durand est professeure titulaire au département de sociologie à l’Université de Montréal et ancienne présidente l’Association mondiale pour la recherche sur l’opinion publique. Twitter @clairedurand

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