Le paysage canadien s’est modifié constamment au cours de sa courte histoire, depuis le début de son occupation par les premiers Européens. Dans la région de la plaine du Saint-Laurent et des Grands Lacs, la plus densément habitée, la forêt feuillue était omniprésente avant la colonisation. L’agriculture a été le principal moteur de changement du paysage forestier, selon une dynamique basée sur les facteurs biophysiques du territoire et les facteurs sociaux.

Il est étonnant de constater que les premières activités agricoles ont débuté sur des types de sols différents de ceux où domine l’agriculture d’aujourd’hui. Les premiers colons ont préféré les sols pierreux sur de petites élévations dans la plaine, car ceux-ci se réchauffaient et s’asséchaient plus rapidement au printemps que les sols lourds, argileux et mal drainés des basses terres. Le déboisement y était aussi plus facile.

La progression de l’occupation du territoire a aussi été fonction de la proximité familiale et de l’appartenance ethnique. Davantage que la nature du sol, c’est l’appartenance à la communauté française, américaine, écossaise ou irlandaise qui déterminait en bonne partie le choix de la terre. Les cultivateurs cherchaient à demeurer près des leurs pour pouvoir compter sur un réseau d’entraide. Graduellement, l’expansion de l’agriculture allait conduire à des niveaux record de surfaces cultivées occupant une très grande diversité de sols. Le paysage n’était déjà plus le même.

Au cours de cette occupation, la forêt feuillue a été utilisée intensivement pour obtenir de la potasse et des produits du sciage. L’exemple du sud-ouest du Québec nous fait voir l’intensification du déboisement. En 1888, la région du Haut-St-Laurent était une des plus cultivées du Dominion. Dès 1800, les premiers colons avaient commencé à prélever les grands pins, jusqu’à ce qu’ils se raréfient dans les années 1820. Les chênes de grande valeur avaient disparus du marché dès 1840. Le hêtre, le bouleau jaune, l’érable à sucre ont servi intensivement au chauffage dans les années 1820 et 1830 et ont été remplacés, lorsque ces ressources ont été épuisées, par des espèces de plus faible valeur telles que l’épinette noire, le mélèze, la pruche et l’érable rouge. En somme, les espèces de plus grande valeur ont donc été prélevées jusqu’à épuisement. Une histoire qui en rappelle d’autres en matière d’exploitation des ressources naturelles.

Après le déboisement initial, le paysage a subi un autre changement important avec l’avènement des nouvelles techniques de drainage, qui ont permis de fortement augmenter la disponibilité des terres les plus productives de la plaine du Saint-Laurent au milieu du XXe siècle. Ce fut le début de la spécialisation spatiale de l’agriculture, un phénomène commun à la plupart des pays développés. La séparation entre les zones forestières et les zones agricoles devint alors très marquée. Les forêts résiduelles de la plaine du St-Laurent et des Grands-Lacs s’élèvent aujourd’hui sur des sols qui offrent peu de potentiel d’exploitation pour l’agriculture moderne.

Ainsi, une grande partie d’anciens sites cultivés, présentant trop de contraintes à l’exploitation (pierrosité, par exemple), furent graduellement abandonnés. L’agriculture allait se cantonner dans les meilleurs secteurs, généralement les sols composés de dépôts marins. Ces régions présentent un paysage uniforme avec peu d’arbres et de forêts et les grandes cultures engendrent plusieurs problèmes environnementaux. De plus, les toutes dernières parcelles forestières qu’on y trouve encore sont toujours menacées dès que les prix du marché agricole permettent de rentabiliser l’exploitation.

Présentement, l’accroissement de la production animale (comme le porc) et de celle du maïs pour l’éthanol menacent les dernières enclaves forestières. De 1999 à 2002, le rythme de déboisement dans le sud du Québec s’est accéléré : une superficie forestière d’en moyenne 7 000 ha par année a été convertie en zone agricole. L’urbanisation est responsable d’un déboisement supplémentaire de près de 1 000 ha au cours de la même période.

Présentement, l’accroissement de la production animale (comme le porc) et de celle du maïs pour l’éthanol menacent les dernières enclaves forestières.

Quand on compare la proportion des espèces d’arbres vendues au XIXe siècle avec celle dans les forêts résiduelles du paysage agricole d’aujourd’hui, on constate que l’érable à sucre, le bouleau jaune et le hêtre ont diminué de 50 p. 100, 66 p. 100 et 80 p. 100 respectivement. Dans des lots forestiers où ces trois espèces avaient été exploitées au XIXe siècle, on note aujourd’hui que l’érable à sucre a disparu de la moitié des sites qui ont conservé un caractère forestier, alors que le bouleau jaune et le hêtre sont absents dans 92 p. 100 des cas. Une étude portant sur des forêts qui sont apparues de 15 à 60 ans après l’abandon de l’activité agricole a révélé que 57 p. 100 des parcelles échantillonnées ne contenaient aucune espèce d’arbres feuillus de haute valeur (érable, cerisier, frêne, chêne) en régénération. Seulement 11 p. 100 des placettes contenaient plus d’une espèce de haute valeur. Les sites les plus déficients étaient les lots isolés, éloignés donc d’autres boisés qui auraient pu fournir des semences. La richesse de la régénération en arbres des boisés dépend donc beaucoup de l’uniformité et de la dimension du territoire agricole adjacent.

L’activité humaine a également eu des effets marqués sur la santé des forêts, notamment à la suite de l’introduction accidentelle d’insectes ravageurs et de champignons phytopathogènes en provenance d’autres continents. Ainsi, les pins blancs ont été frappés, dès le début du XXe siècle, par une maladie appelée rouille vésiculeuse du pin blanc, qui a vite pris des proportions épidémiques. Les essences feuillues n’ont pas été épargnées : la maladie hollandaise de l’orme et la maladie corticale du hêtre ont engendré d’importantes pertes d’effectifs au cours des 60 dernières années, et aucune méthode de lutte durable et applicable à grande échelle n’est pour l’instant disponible.

Dans l’espace où l’agriculture intensive se pratique, rétablir les fonctions écologiques de l’arbre et de la forêt permettrait d’atténuer les effets de la production intensive.

Dans l’espace où l’agriculture intensive se pratique, rétablir les fonctions écologiques de l’arbre et de la forêt permettrait d’atténuer les effets de la production intensive. Il s’agit donc de repenser l’organisation du territoire agricole de manière à positionner stratégiquement l’arbre dans l’espace pour bénéficier des effets de stabilisation des rives, de prélèvement des excès de pesticides et de fertilisants, de refuge à de multiples espèces, de protection des sols, de rétention des eaux de surface, etc. À moyen terme, la production de bois de haute valeur pourrait également découler de ces interventions, rejoignant un objectif économique non négligeable. Le bois, produit écologique de premier ordre !

Quant aux forêts résiduelles dégradées et aux friches, des actions permettant une accélération de l’introduction d’espèces d’arbres de haute valeur accroîtraient la biodiversité et les possibilités futures de régénération naturelle. Il nous faut mieux connaître ces milieux, procéder à la plantation d’arbres et étudier les interventions qui peuvent faciliter la croissance de la régénération. L’approche permettrait d’augmenter la valeur économique de ces espaces et de retrouver une riche forêt feuillue.

La fertilité des terres agricoles peut évidemment bien servir la production d’arbres. Les peupliers sont particulièrement bien adaptés à l’exposition aux vents et aux sols plus lourds, des conditions assez répandues dans l’environnement des cultures agricoles intensives. Et ils sont de plus en plus utilisés pour produire rapidement du bois pour l’industrie. Des sélections réalisées par les ministères des Ressources naturelles ontarien et québécois depuis près de 30 ans ont permis de rendre disponible des peupliers à croissance rapide tolérants à certaines maladies. On peut envisager produire du bois de peuplier à des fins de fabrication de panneaux, de manière à obtenir le prix maximum par arbre en 15 à 20 ans. En France, 240 000 ha sont voués à la populiculture. Avec une productivité annuelle moyenne de 12 à 15 m3/ha, le peuplier est sans contredit l’essence la plus rentable dans ce pays. Cette considération économique de l’intégration des arbres sur les sols agricoles est évidemment de premier ordre, puisque la rentabilité des arbres doit compenser pour la perte de surface des cultures annuelles et le coût des adaptations technologiques liées à cette production.

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L’introduction des peupliers en brise-vent a fait l’objet de plusieurs essais et expérimentations au Canada. Les bordures de rives de cours d’eau ou de fossés de drainage principaux sont également des lieux stratégiques pour la plantation de peupliers. Les peupliers peuvent capter les fertilisants, les pesticides, le ruissellement. Mais osons davantage et songeons à des systèmes de cultures intercalaires où, sur une même parcelle, sont associés des arbres à larges espacements et des cultures de plantes économiques disposées entre les rangées d’arbres.

Les communautés végétales « non aménagées » du paysage agricole de la plaine du Saint-Laurent sont diverses et représentent de « nouveaux écosystèmes » qui ne s’expliquent plus uniquement par les facteurs du sol mais sont le résultat de l’impact des activités humaines. Ces milieux appartiennent au domaine privé et reçoivent en général peu d’attention de leurs propriétaires, dont une minorité sont des forestiers actifs. Les jeunes forêts étant de faible valeur commerciale, elles ont souvent été éliminées et remplacées par des plantations de conifères. Au Québec, 67 p. 100 des superficies privées qui ont été reboisées de 1990 à 2002 l’ont été en épinettes blanches. Dans la portion méridionale de la province, en Montérégie, près de 4,5 millions de résineux mais seulement 500 000 feuillus ont été plantés de 1997 à 2004. En Ontario, les conifères représentent 82 p. 100 des arbres plantés sur les terres privées. Les préoccupations en matière de biodiversité et de valeur des bois produits ont amené plusieurs pays à revoir l’approche par plantations de conifères.

La végétation des sites en friche se compose de proportions variables de plantes herbacées, arbustives et arborescentes, selon le temps écoulé depuis la fin de son exploitation agricole. Quand on songe à reboiser les friches, on examine tous ces écosystèmes et pas uniquement les champs ouverts. L’aménagement des friches agricoles prend un tout nouveau sens, car le reboisement est aussi associé maintenant à la séquestration de carbone et doit tenir compte de la biodiversité.

Les approches sylvicoles qui évitent la coupe à blanc, conservent le couvert (nurse crop) et limitent la conversion en plantations sont proposées pour répondre à des pratiques d’aménagement plus près de la nature. C’est l’idée de la foresterie à couvert continu (continuous cover forestry). De telles stratégies adaptées aux friches commencent à poindre, comme l’« enrichissement sous couvert ». Plutôt que de convertir les friches en plantations, on propose d’enrichir ces milieux par l’introduction d’arbres plantés sous le couvert de la végétation en place. Plusieurs avantages de cet environnement protecteur ont été relevés, tels que la protection des plants des extrêmes de vent et de température, de l’herbivorie par le chevreuil et de la compétition des herbacées. Le développement de la forme des arbres plantés peut également être amélioré par la présence de la végétation périphérique.

À partir d’expériences conduites dans différents biomes de la planète, il est possible de conclure que la conservation du couvert permet d’obtenir d’excellents résultats de survie et de croissance des espèces réintroduites. Des expérimentations au Québec avec le chêne rouge et le cerisier tardif ont montré qu’il fallait tout de même intervenir pour assurer un niveau de lumière adéquat. Les éclaircies permettent aux arbres de croître rapidement et d’être moins vulnérables aux chevreuils qui broutent la régénération basse. Il faut aussi ouvrir la canopée par des actions relativement légères mais répétées, caractéristiques d’une sylviculture dynamique, davantage appliquée en Europe qu’en Amérique. Le chêne rouge est particulièrement apte à profiter d’une ouverture de la canopée qui permet d’augmenter la lumière de 10 p. 100 à 22 p. 100 et multiplie par 2,6 son accroissement en hauteur.

La réhabilitation des forêts de feuillus représente un projet de longue haleine et de ce fait, les bénéfices engendrés par une telle entreprise sont souvent difficiles à percevoir pour un producteur privé. De surcroît, la mauvaise qualité des forêts résiduelles n’assure pas un niveau de rentabilité qui permettrait aux propriétaires de réinvestir une partie des profits pour un développement durable.

Dans un premier temps, il apparaît essentiel de proposer des stratégies de réhabilitation dont l’efficacité est scientifiquement démontrée. Par la suite, des investissements publics massifs doivent être accordés au domaine privé afin de permettre l’amorce d’un capital forestier et de soutenir cette activité dans l’optique d’un développement durable. Dans cette perspective, la mise en place d’une structure permanente qui favoriserait le transfert technologique entre les chercheurs et les propriétaires-producteurs forestiers apparaît essentielle.

Ainsi, les producteurs privés devraient pouvoir déduire de leurs revenus annuels toutes dépenses reliées à l’aménagement forestier.

Une réforme de la fiscalité faisant la promotion de la sylviculture des feuillus pourrait également stimuler et rentabiliser l’aménagement de ces forêts, particulièrement dans le cas des forêts privées où on trouve près de 50 p. 100 du volume de bois disponible (au Québec). Ainsi, les producteurs privés devraient pouvoir déduire de leurs revenus annuels toutes dépenses reliées à l’aménagement forestier. L’étalement du revenu sur plusieurs années devrait aussi être autorisé. Cette modification permettrait aux producteurs privés, qui effectuent environ une récolte par période de 15 ans, d’étaler sur plusieurs années l’impôt prélevé sur les revenus découlant de cette récolte. L’exemption d’impôt dans le cas d’un legs d’une propriété forestière aux descendants pourrait également encourager l’aménagement de la forêt privée car l’argent ainsi économisé pourrait être réinvesti.

Au niveau municipal, plusieurs amendements devraient être apportés au régime de taxation touchant la propriété forestière. Par exemple, les taux de taxation municipale actuels sont directement proportionnels à la qualité de l’aménagement des terres : plus l’aménagement est important, plus les terres prennent de la valeur et plus les taxes sont élevées, ce qui incite plusieurs propriétaires à minimiser l’aménagement de leur parc forestier.

Si les actions posées aujourd’hui sont le reflet de la forêt de demain, nos décideurs doivent agir maintenant en priorisant les avenues qui vont conduire à des forêts dotées d’une grande valeur en raison des bois de haute qualité produits. Les forêts ainsi créées seront alors dotées d’une valeur ajoutée importante en raison du niveau élevé de la qualité obtenue. Il sera en outre important de développer des stratégies efficaces afin de protéger ces forêts contre les ravageurs et les maladies. À ce chapitre, les succès de la populiculture québécoise illustrent de façon convaincante l’utilité de la sélection génétique préalablement à l’établissement des plantations. Des approches de lutte sylvicole pourraient en outre être envisagées, particulièrement dans le cas d’essences possédant une forte valeur ajoutée, puisque les coûts liés à la lutte pourraient être plus facilement amortis.

À l’avenir, la majorité de l’offre de bois proviendra de plantations et d’ici là les forêts naturelles risquent de reculer sous l’effet de l’agriculture et de l’urbanisation. Les solutions devraient conduire à avoir des forêts naturelles conservées, des plantations, des forêts semi naturelles et des milieux agricoles davantage occupés par l’arbre. Sommes-nous prêts pour un prochain changement de paysage ?

AC
Alain Cogliastro est professeur invité au département de sciences biologiques de l'Université de Montréal.
AB
André Bouchard (1946-2010) a été professeur titulaire à l'Institut de recherche en biologie végétale.
GD
Gérald Domon est professeur titulaire à la faculté de l'aménagement de l'Université de Montréal et Directeur scientifique associé à la Chaire en paysage et environnement de l'Université de Montréal ainsi qu'à la Chaire UNESCO en paysage et environnement de la même institution.
LB
Louis Bernier est professeur titulaire au Département des sciences du bois et de la forêt de l'Université Laval.

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