Le Globe and Mail du 10 mai a publié un texte d’Ed Broadbent, Alex Himelfarb et Hugh Segal, qui identifient les défauts du mode de scrutin uninominal utilisé au Canada jusqu’à présent et plaident vigoureusement en faveur d’une réforme électorale. Ils discutent les deux principales idées mises de l’avant par les partisans d’une réforme, la représentation proportionnelle et le vote préférentiel, ou plus exactement à préférences ordonnées (ranked ballot). Ils sont favorables à la première et assez critiques envers le second.

En conclusion de leur texte, ils écrivent que l’enjeu d’une réforme électorale ne doit pas être de faire ce qui fonctionne bien pour les partis, mais ce qui fonctionne bien pour les électeurs. Ils ne semblent pas voir que c’est pour cette raison que le vote préférentiel est hautement recommandable, parce qu’il place les électeurs dans une situation morale et intellectuelle bien meilleure que le mode de scrutin à choix unique que nous utilisons jusqu’à présent. Celui-ci oblige très souvent à procéder à un vote stratégique : choisir entre voter sincèrement, pour le candidat ou le parti qu’on préfère, ou voter efficacement, pour le moins détestable de ceux qui ont une chance de gagner. Avec la possibilité d’indiquer un ordre de préférence, les votes en faveur des candidats qui ont le moins de premières préférences sont transférés en cours de dépouillement vers d’autres candidats selon les préférences suivantes indiquées par les électeurs. On peut exprimer une première préférence sincère, même si elle va à un candidat qui n’a aucune chance de gagner, placer les autres candidats en ordre de préférence décroissant, et en dernière place le candidat dont on veut empêcher l’élection. Le vote stratégique est presque toujours inutile, et le vote sincère est efficace.

Le vote stratégique repose sur des informations difficilement accessibles pour les électeurs et les expose à de nombreuses possibilités de manipulation par les sondages ou les rumeurs. Il y a une équivalence morale entre le vote secret et le vote préférentiel. Le vote secret protège les électeurs contre les pressions abusives. C’est pourquoi nous pensons que, dans une démocratie, le vote doit être secret. De la même façon, le vote préférentiel protège les électeurs contre les manipulations, et il devrait donc être toujours considéré comme une obligation déontologique. Il n’y aurait à cela aucune impossibilité, puisqu’il est possible de faire des règles pour qu’un scrutin uninominal ou proportionnel soit en même temps préférentiel, comme l’écrivent avec raison les trois auteurs que j’ai mentionnés en commençant.

Ceux-ci écrivent aussi que, appliqué dans des circonscriptions uninominales, le vote préférentiel aggraverait la situation présente en produisant des fausses majorités encore plus grandes. C’est là mon principal désaccord avec leur analyse.

Le vote préférentiel uninominal peut produire, il est vrai, des majorités plus fortes que le scrutin que nous utilisons jusqu’à présent, mais ces majorités sont moins fausses, puisque tous les députés sont élus avec une majorité dans leur circonscription. Un parti n’est avantagé par le vote préférentiel que s’il est un gagnant de Condorcet, c’est-à-dire celui qui aurait gagné contre n’importe lequel de ses adversaires dans des élections contre chacun d’entre eux affronté séparément. Le gagnant de Condorcet n’est pas nécessairement celui qui a le plus grand nombre de partisans convaincus, mais celui qui est acceptable pour le plus grand nombre d’électeurs. C’était évidemment le cas du Parti libéral en 2015, et le vote préférentiel lui aurait donné un plus grand nombre d’élus, mais ceux-ci auraient été plus légitimes parce que tous élus avec une majorité dans leur circonscription. En 2006, 2008 et 2011, le Parti conservateur n’était très probablement pas un gagnant de Condorcet, et le vote préférentiel aurait rendu plus difficiles des majorités qui étaient effectivement de fausses majorités.

Le vote préférentiel ne favorise pas un parti ou une idéologie, il oblige les élus à obtenir une majorité dans chaque circonscription et favorise les partis modérés capables de gagner de vraies majorités grâce aux deuxièmes préférences des électeurs des autres partis. Cette prime à la modération est souhaitable dans une démocratie et ne bénéficie pas toujours au même parti. En 1993, le Parti conservateur, avec 16,4 % des votes obtenait 2 sièges, alors que le Parti réformiste en obtenait 52 avec 18,69 % des votes. Avec un vote préférentiel, le Parti conservateur, plus modéré, aurait obtenu plus de deuxièmes préférences que le Parti réformiste, plus radical. Il l’aurait sûrement dépassé en nombre de votes et peut-être en nombre de sièges. La droite canadienne ne serait pas tombée sous le contrôle de son aile la plus radicale et cela aurait été bien préférable pour le bon fonctionnement de notre démocratie.

Contrairement à ce qu’écrivent Messieurs Broadbent, Himelfarb et Segal, le vote préférentiel ne désavantagerait pas les petits partis contestant le statu quo. Il aurait très probablement l’effet inverse, par exemple, dans le cas du Parti vert. Celui-ci a obtenu 3,4 % des votes en 2015, chiffre qui résulte principalement du fait que presque partout un vote pour les verts apparaît comme un vote gaspillé. Avec un scrutin préférentiel, la peur de gaspiller un vote disparaîtrait, et le vote pour les verts atteindrait sans doute 10 ou 12 %. Ils n’auraient peut-être pas plus d’élus, mais ils auraient plus de visibilité politique et un meilleur point de départ pour se développer davantage. Et, surtout, les autres partis sauraient que certains de leurs députés ont été élus grâce aux transferts des deuxièmes préférences des électeurs des verts, et ils seraient donc incités à tenir compte de leurs préoccupations.

En conclusion sur le vote préférentiel, même dans des circonscriptions uninominales, celui-ci aurait des avantages par rapport au mode de scrutin actuel. Il permettrait aux électeurs de voter sincèrement et efficacement. Il favoriserait l’émergence d’un système de partis adapté au bon fonctionnement de la démocratie, avec des grands partis modérés et des petits partis dont l’existence serait moins difficile, dont le soutien populaire serait connu et dont les électeurs ne seraient pas ignorés par les grands partis.

Mais ce sera bien mieux si ce mode de scrutin est à la fois préférentiel et proportionnel, comme je l’explique dans un petit livre publié il y a deux mois par les Presses de l’Université Laval et intitulé Un meilleur système électoral pour le Canada / A Better Electoral System for Canada.

En faisant une représentation proportionnelle il faut éviter deux erreurs : faire des circonscriptions élisant des nombres très inégaux de députés, ce qui est injuste puisque le choix offert aux citoyens est très inégal selon le lieu où ils vivent, et faire des circonscriptions élisant un grand nombre de députés, ce qui favorise la prolifération des partis et risque de produire des assemblées incapables de prendre des décisions. Il faut faire ce que Vincent Lemieux appelait une « représentation proportionnelle modérée », avec des circonscriptions élisant chacune un petit nombre de députés.

Au Canada, le découpage des circonscriptions devra tenir compte des provinces. La plus petite, l’Île-du-Prince-Édouard, a quatre députés et peut former une circonscription à quatre sièges. Pour limiter les inégalités de circonscriptions, il faut donc diviser les autres provinces en circonscriptions à trois, quatre ou cinq sièges, ce qui peut être réalisé facilement en regroupant les circonscriptions uninominales actuelles. Pour limiter autant qu’il est possible la prolifération des partis, faire le plus souvent trois sièges par circonscription et exceptionnellement quatre serait sans doute la formule la plus recommandable. Le nombre des partis représentés à la Chambre des communes resterait sans doute le même qu’aujourd’hui, mais ils auraient un nombre d’élus à peu près proportionnel à leur soutien véritable dans la population. Les minorités régionales, parfois complètement absentes de la Chambre des communes avec le mode de scrutin actuel, y seraient représentées de manière équitable.

Une représentation proportionnelle modérée produirait un résultat plus juste envers les grands partis et favorable au bon fonctionnement d’un régime parlementaire, mais elle resterait très sévère envers les petits partis, puisque, pour avoir un élu dans une circonscription à quatre sièges, un parti doit obtenir environ 20 % des votes, et avec trois sièges il en faut environ 25 %. C’est pourquoi il est hautement souhaitable de permettre aux électeurs d’indiquer leur ordre de préférence entre les différents partis. Les votes en faveur des petits partis ne seraient donc pas gaspillés, puisqu’on tiendrait compte des préférences suivantes de leurs électeurs. Ceux-ci ne seront pas représentés par les candidats qu’ils auraient préférés, mais il y aura des députés qui seront incités à tenir compte de leurs préoccupations parce qu’ils auront été élus grâce à leurs deuxièmes ou troisièmes préférences.

En conclusion. Si la réforme nous donne un vote préférentiel dans des circonscriptions uninominales, ça sera nettement mieux que le mode de scrutin actuel. Un système proportionnel dans des circonscriptions à trois ou quatre sièges serait très bien. En y ajoutant le vote préférentiel, on ferait une excellente réforme. Il serait très dommage que le débat sur la réforme électorale s’organise autour d’une opposition entre les partisans du vote préférentiel et ceux de la représentation proportionnelle, alors que les deux formules peuvent parfaitement se combiner et se complètent harmonieusement.

Photo : Paolo Bona / Shutterstock.com

Cet article fait partie du dossier La réforme électorale.

 


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Jean-Pierre Derriennic
Jean-Pierre Derriennic est professeur associé à l’Université Laval. Il est, entre autres, l’auteur du livre Un meilleur système électoral pour le Canada / A Better Electoral System for Canada (Presses de l’Université Laval, 2016).

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