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Quel palier de gouvernement, au Canada, a compétence sur l’intelligence artificielle?

Dans le contexte du partage des compétences législatives prévu par la Constitution canadienne, poser cette question revient à se demander qui est responsable de gérer la modernité.

En ce qui a trait à l’intelligence artificielle, quelques prémisses doivent être posées. Il y a tout d’abord un risque évident que le numérique entretienne, voire aggrave des pratiques discriminatoires, notamment par le biais d’algorithmes mal calibrés. Par ailleurs, les lois actuelles de protection des renseignements personnels – fédérales et provinciales – sont inadéquates pour répondre aux enjeux posés par cette nouvelle capacité technologique. Enfin, s’il faut constater que le numérique fait désormais partie de l’économie, admettons aussi que l’essor économique devra s’accompagner d’un sain aménagement de l’usage de la technologie.

Un tiraillement historique

Le partage des compétences est au cœur de la dynamique fédérative. En 1867, les pères de la confédération ont voulu, d’une part, que les provinces disposent de pouvoirs législatifs sur des enjeux locaux et privés. Ils ont, d’autre part, confié au Parlement canadien les pouvoirs sur des sujets qui étaient d’intérêt pour tout le pays ou qui transcendaient de quelque façon les spécificités des provinces.

Dans un arrêt rendu en 1937 relativement à un litige opposant le gouvernement fédéral et l’Ontario, le Comité judiciaire du Conseil privé a dit de ce partage des compétences législatives qu’il s’agissait de prérogatives exclusives. « Bien que le navire de l’État vogue maintenant vers des horizons plus vastes et sur des mers étrangères, il conserve encore des compartiments étanches, parties essentielles de sa structure première », écrivait Lord Atkin.

Plus récemment, la Cour suprême du Canada a relativisé le principe des « compartiments étanches », en autorisant la présence simultanée des deux ordres de gouvernement dans le même espace constitutionnel. Comme on peut le lire dans un jugement rendu en 2015 dans une cause entre le gouvernement fédéral et le Québec, la « vision moderne du fédéralisme » favorise « une conception plus souple du partage des compétences » et « permet aux deux ordres de gouvernement de légiférer relativement à des objectifs légitimes dans les matières où il y a chevauchement ».

Ce « fédéralisme coopératif » devrait s’appliquer à l’intelligence artificielle, qui se prête particulièrement bien à une compétence partagée, suivant l’exemple de la santé ou de l’environnement. Du côté fédéral, ce sont principalement les pouvoirs à l’égard des échanges et du commerce ainsi que du droit criminel qui trouveraient application. Dans le cas des provinces, on pense aux pouvoirs portant sur la propriété et les droits civils ou sur les questions d’incidence locale ou privée.

Résister à la tentation unitaire

Certains souhaiteraient que s’applique la disposition de compétence résiduelle, par laquelle la Constitution confie par défaut au Parlement fédéral tout ce qui ne tombe pas d’emblée dans les pouvoirs des provinces. L’intelligence artificielle n’est pas une matière nouvelle, mais plutôt d’un agrégat de matières tant provinciales que fédérales. On constate aussi que la plupart des pouvoirs résiduels fédéraux viennent appuyer ou élargir des compétences qui lui sont déjà attribuées. Ces pouvoirs constituent donc de moins en moins un chef distinct de compétences fédérales, et davantage un déploiement plus explicite de celles-ci.

D’autres observateurs pourraient invoquer la compétence du Parlement canadien en matière d’enjeux de portée ou d’intérêt national. Nous ne croyons pas que ce plaidoyer s’applique, car l’intelligence artificielle ne possède pas les caractéristiques d’unicité, de particularité et d’indivisibilité qui sont requises selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. De plus, l’on voit mal comment pourrait le gouvernement fédéral pourrait invoquer le principe de l’incapacité provinciale, dont la Cour suprême exige la démonstration dans l’application de la théorie de l’intérêt national.

En réalité, l’intelligence artificielle est un sujet de double-aspect, c’est-à-dire que tant les provinces que l’ordre fédéral de gouvernement peuvent légitimement chercher à le réglementer, chacun dans une certaine mesure.

Comme nous le disions plus haut, il n’y a probablement pas de sujet qui soit plus adapté à l’application du « fédéralisme coopératif » que l’intelligence artificielle. En effet, les gouvernements fédéral et provinciaux n’ont pas le choix de collaborer dans l’élaboration de normes pancanadiennes et d’exigences communes. Ils doivent tout naturellement s’associer dans cette compétition internationale qui a cours en ce moment en vue de définir les règles en matière d’intelligence artificielle.

Le projet de loi C-27 est-il constitutionnel ?

Le gouvernement fédéral a déposé l’an dernier le projet de loi C-27, qui vise à encadrer l’intelligence artificielle et les données. Respecte-t-il l’esprit du fédéralisme coopératif décrit plus haut?

Tel qu’attendu, le projet de loi repose principalement sur les pouvoirs fédéraux en matière d’échanges et de commerce, de protection des renseignements personnels et de droit criminel. Il vise deux objectifs principaux. D’une part, réglementer les échanges et le commerce des systèmes d’intelligence artificielle et des données générées par ces systèmes et, d’autre part, interdire les comportements qui peuvent causer un tort sérieux aux individus ou un préjudice à leurs intérêts.

Le projet de loi d’Ottawa, ainsi circonscrit, constitue un exercice valide des compétences fédérales énumérées aux paragraphes 91(2) et 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.

En ce qui concerne le pouvoir fédéral de dépenser, il n’est pas vraiment en cause, puisqu’il est plutôt question de l’adoption de règles, et non de dépenses. Toutefois, Ottawa pourrait à l’avenir avoir recours à son pouvoir de dépenser pour appuyer ses interventions en matière d’intelligence artificielle. La Cour suprême considère d’ailleurs que ce pouvoir peut s’exercer indépendamment du partage des compétences législatives.

Quoi qu’il en soit, aucun ordre de gouvernement ne peut ni ne doit revendiquer une compétence totale et exclusive sur la contemporanéité. L’intelligence artificielle n’est pas le fruit de la génération spontanée, mais plutôt le résultat d’une évolution technologique. Il serait tout à fait contraire à l’esprit de la Constitution canadienne que toute avancée sur le plan technique tombe automatiquement sous la compétence fédérale. En ce qui touche le monde présent, les provinces canadiennes ont elles aussi droit de cité.

En dépit des apparences, C-27 est du reste fort timide en ce qui a trait à l’intelligence artificielle, ce qui laisserait au Québec et aux autres provinces canadiennes tout l’espace nécessaire pour assumer un véritable leadership en la matière.

À lire dans cette série :

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Benoît Pelletier
Benoît Pelletier est avocat émérite, docteur en droit et professeur éminent à l’Université d’Ottawa. En tant que constitutionnaliste, il est fréquemment invité par les médias à commenter l’actualité. Il a été député à l’Assemblée nationale et ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes au sein du gouvernement Charest.

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