Invité à souper à la résidence officielle du nouveau chef de l’opposition à Ottawa Pierre Poilievre, Brian Mulroney aurait dit à son hôte que s’il veut pêcher, il doit apprendre à « pêcher là où se trouvent les poissons ». Au Canada, expliquait l’ancien premier ministre conservateur, « les élections se gagnent au centre, et non aux extrêmes ».

D’une façon imagée, Brian Mulroney résumait sans le vouloir la trajectoire de la Coalition avenir Québec (CAQ) de François Legault. Se situant au-delà des clivages fédéralistes-souverainistes ou gauche-droite, le parti s’est dès le départ défini comme une vaste alliance caractérisée avant tout par son pragmatisme. La fusion avec l’Action démocratique du Québec (ADQ) et le passé entrepreneurial de M. Legault donnaient il est vrai quelques gènes de droite à la CAQ. En plus, prétendre n’être ni de gauche, ni de droite, c’était déjà marquer son appartenance à la droite. Les partis qui affirment flotter au-dessus de cette division idéologique universelle sont toujours des partis de droite.

Mais la droite caquiste collait quand même tout près du centre. Et François Legault, en homme pragmatique, pêchait là où se trouvaient les poissons. En 2018, la CAQ promettait d’enrichir les Québécois et de laisser un peu plus d’argent dans leurs poches, mais elle s’engageait aussi à investir davantage dans les soins de santé et l’éducation. Loin de remettre en question les acquis sociaux, Legault promettait de faire mieux à cet égard que les libéraux de Philippe Couillard.

Comme le note Frédéric Boily dans sa contribution à l’ouvrage dirigé par Lisa Birch, Yannick Dufresne, Dominic Duval et Camille Tremblay-Antoine sur le Bilan du gouvernement de la CAQ, le gouvernement Legault annonçait des réinvestissements majeurs sur plusieurs fronts dès son premier budget, en février 2019. La figure ci-dessous nous rappelle jusqu’à quel point la croissance des dépenses était contenue pendant les années Couillard (2014-2018), sauf pour un bref sursaut préélectoral, et comment la CAQ a, dès son arrivée au pouvoir, relancé les dépenses, en profitant il est vrai du contexte budgétaire favorable légué par l’administration précédente.

Pour l’année financière 2019-2020 – qui s’est conclue le 31 mars 2020, donc avant que la pandémie ne produise ses pleins effets, la croissance des dépenses augmente malgré tout en santé, en éducation et de façon générale. Elle explose littéralement lorsque la covid frappe de plein fouet, pour plafonner par la suite, ce qui est normal compte tenu du haut niveau atteint en 2020-2021.

Dans leur contribution au Bilan du gouvernement de la CAQ, Daniel Béland, Shannon Dinan, Olivier Jacques et Patrik Marier notent comment le gouvernement Legault a adopté « une approche plutôt centriste en matière de protection sociale ». L’opinion publique était au départ favorable au maintien et à l’amélioration des programmes sociaux, et la pandémie a renforcé ce trait en stimulant la demande pour des interventions de l’État. Les investissements dans les services de garde, par exemple, ont été relancés, avec l’appui, il faut le dire, d’un financement fédéral accru. Les soutiens financiers pour les familles se sont également améliorés. Loin de virer à droite de façon marquée, le gouvernement Legault a donc joué au centre pour consolider l’essentiel du modèle social québécois.

Plus vert qu’on l’aurait cru

Fait encore plus surprenant, compte tenu du peu d’intérêt de Legault pour la question, son gouvernement aurait même « verdi » un peu avec les années. Dans un autre chapitre du même ouvrage sur le bilan de la CAQ, Alexandre Gajevic Sayegh, Philippe Simard et Annie Chaloux montrent que l’environnement et le climat ne sont plus tout à fait dans « l’angle mort » du parti. Sans être devenu un champion en la matière, le gouvernement Legault a notamment adopté un Plan pour une économie verte 2030 et il a annoncé la fin de l’extraction des hydrocarbures. De telles mesures demeurent bien sûr insuffisantes, et elles n’effacent pas les critiques et les craintes liées au troisième lien, à la protection des espèces menacées ou à la frénésie minière que le gouvernement risque d’associer au développement d’une filière batterie. Mais ces politiques représentent tout de même des gestes positifs, venant d’un gouvernement qui exprimait au départ son « préjugé favorable » envers la construction de gazoducs.

Sur les questions identitaires, les initiatives de la CAQ ont été plus contestées, mais elles ne se situent probablement pas très loin des préférences de la majorité.

Désormais, semble-t-il, l’heure du monde serait à la polarisation politique, une tendance qui braquerait des mouvements opposés et de force à peu près égales, animés par des idées et des valeurs difficilement conciliables. Aux États-Unis, au Brésil et dans l’Italie post-fasciste de Giorgia Meloni cette polarisation fait peu de doutes. Au Canada, la question apparaît ouverte, avec l’arrivée de M. Poilievre à la tête du Parti conservateur. Les conseils de pêche de M. Mulroney ne reflètent-ils que les souvenirs d’un politicien du siècle dernier ?

Au Québec, si on se fie au bilan de la CAQ, il y a encore pas mal de poissons au centre. Une place existe pour une droite plus affirmée, comme le montre le succès relatif du parti d’Éric Duhaime. Mais au total, comme dans plusieurs démocraties européennes, la distribution de l’opinion semble plus normale que bipolaire, formant une courbe qui culmine au centre. Dit autrement, la représentation de nos préférences collectives évoque plus le dos d’un dromadaire que celui d’un chameau. C’est une bonne chose pour la démocratie. Mais le parti qui occupe le centre dispose d’un singulier avantage.

Québec solidaire et les ultra-riches

Parlant d’animaux du désert, que penser de l’affirmation de Québec solidaire (QS) à l’effet que les personnes disposant d’actifs nets à hauteur de 1 million de dollars appartiennent à la rarissime catégorie des ultra-riches (5 % de la population) et méritent de faire un peu plus pour la collectivité ? Dans une entrevue qui a circulé sur les réseaux sociaux, le journaliste Paul Larocque met en doute ce constat en évoquant un hypothétique ménage de fonctionnaires bénéficiant de fonds de pension et possédant une maison et un chalet, un ménage confortable, mais probablement en deçà de l’ultra-richesse. Le candidat de QS, Simon Tremblay-Pépin, rétorque avec conviction que son parti ne se base pas sur des anecdotes, mais sur des données officielles.

C’est sans doute vrai, mais il y a plus d’une façon de lire ces statistiques, puisées dans l’Enquête sur la sécurité financière de Statistique Canada. Selon cette enquête réalisée en 2019, 4,8 % des ménages québécois disposaient d’un actif net d’au moins deux millions de dollars. Québec solidaire semble avoir divisé par deux pour estimer à 5 % la proportion d’individus millionnaires au Québec.

Mais 5 % de quoi? De la population de toutes les personnes dans un ménage, c’est-à-dire tous les adultes vivant seuls ou en couple. Or, on trouve dans ce groupe des jeunes de 20 ans qui, évidemment, ne disposent pas de tels actifs. Ces jeunes sont peut-être même endettés, mais ils ne sont pas nécessairement condamnés à une vie de pauvreté. Ils pourraient même devenir de futurs ultra-riches.

La donnée qu’il faudrait connaître, et c’est l’intuition autour de laquelle Paul Larocque tournait sans arriver à mettre le doigt dessus, ce n’est pas la proportion de la population disposant d’actifs nets d’un million à un temps donné, mais plutôt la proportion des Québécois qui auront de tels actifs nets à un moment dans leur vie, présumément au milieu de la soixantaine. Ici, on retrouve notre couple de fonctionnaires qui a épargné pour sa retraite, payé sa maison et peut-être même acheté un chalet. Ce couple sera « riche » pour quelques années parce qu’il a bien planifié sa retraite.

On pourrait décider de taxer ces épargnes pour mieux financer les services publics. Mais il faudrait alors convenir que ce nouvel impôt concerne bien plus que 5 % des ménages. Pour avoir une discussion éclairée, il faudrait avoir une idée de la proportion des Québécois qui atteignent ce seuil d’actifs nets à un moment dans leur vie, présumément à l’aube de la retraite.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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