Cet article a été traduit de l’anglais.

Dans leur récent article publié dans Options politiques intitulé « It’s time for Canada to follow Ontario’s critical care triage protocol », Cal DeWolfe et Jocelyn Downie estiment que le protocole de triage aux soins intensifs de l’Ontario constitue un cadre modèle que le reste du Canada devrait adopter pour que le pays ait une approche unifiée si une deuxième vague d’infections au COVID-19 surcharge le système médical. Ils affirment que le processus d’élaboration du protocole de l’Ontario et son contenu sont supérieurs à ceux d’autres provinces.

Ces affirmations sont problématiques. Ce protocole cause une myriade de préoccupations éthiques et juridiques qui ont été soulevées notamment par des organisations défendant les droits des personnes ayant un handicap. Le protocole est toujours en cours de refonte, et tant qu’il ne répondra pas à ces préoccupations, il est prématuré d’en faire l’éloge.

En tant que membres d’une organisation de défense des droits des personnes ayant un handicap qui a été directement impliquée dans la contestation du processus d’élaboration du protocole et de plusieurs de ses critères de tri, nous tenons à exprimer nos préoccupations au sujet du protocole et de son processus de mise au point.

Consultation inadéquate

L’affirmation selon laquelle le protocole de l’Ontario, contrairement à d’autres, a été élaboré selon un processus admirable et transparent à la suite d’une consultation inclusive, est en fait inexacte. Ce protocole a été mis au point par une table de bioéthique, créée par Santé Ontario (l’organisme de coordination des soins de santé de la province), entre le début mars et la mi-mars 2020, sans consultation publique. La table était composée de bioéthiciens et de médecins, mais aucun représentant d’un groupe marginalisé n’a été invité à participer au processus. Le protocole qui en a résulté, daté du 28 mars 2020, a été discrètement distribué aux hôpitaux de tout l’Ontario, apparemment comme une version définitive à utiliser par les établissements en situation de pénurie de ressources pendant la pandémie.

L’existence d’un protocole n’est devenue publique que lorsque plusieurs organisations, y compris l’ARCH Disability Law Centre et certains médias, ont subrepticement acquis un exemplaire du protocole et en ont fait rapport. Le 8 avril, ARCH a remis une lettre ouverte au gouvernement de l’Ontario, signée par plus de 200 organisations de défense des droits des personnes ayant un handicap et plus de 4 800 personnes, exigeant, entre autres, des consultations plus vastes. La Commission ontarienne des droits de la personne a fait parvenir une lettre au ministre de la Santé, exprimant des inquiétudes quant au manque de consultation durant le processus d’élaboration du protocole et à ses effets discriminatoires potentiels. Ce n’est qu’à ce moment-là que des consultations ont été envisagées.

Malgré les recommandations répétées de l’ARCH à la table de bioéthique, l’envoi d’autres lettres en mai et en juillet, et le rappel de la Commission ontarienne des droits de la personne de la nécessité de l’inclusion, le processus n’a pas mené à une plus grande inclusion. À notre connaissance, les consultations ont eu lieu exclusivement avec un groupe restreint de représentants de la communauté des personnes ayant un handicap. Jusqu’en juillet, la table de bioéthique n’avait consulté aucun membre de la communauté noire, des peuples autochtones ou de membre d’autres communautés racialisées. Et depuis juillet, à notre connaissance, la table de bioéthique a consulté une seule personne représentant la communauté noire. Qualifier ce processus de consultation d’inclusif est trompeur.

L’absence de larges consultations est particulièrement déconcertante puisque les données ont clairement montré que les Noirs et les personnes d’autres communautés racialisées sont touchés de manière disproportionnée par la COVID-19. De même, il est avéré que les personnes handicapées, en particulier celles qui vivent dans des centres de soins de longue durée, sont déjà les plus touchées par ce virus.

Pratiques discriminatoires

DeWolfe et Downie affirment que le protocole de triage de l’Ontario évite les formes « courantes » de discrimination. Au contraire, il suffit de considérer le cadre du protocole pour comprendre la nature discriminatoire de ce document.

Selon le protocole de l’Ontario, les patients seraient exclus des soins intensifs en fonction d’un ensemble de critères. Les critères d’exclusion mettent fortement l’accent sur la « progression » des incapacités, des conditions et des maladies comme des facteurs déterminants pour savoir si une personne sera admise à une unité de soins intensifs ou en sera exclue. De nombreux handicaps sont de nature progressive, mais cette caractéristique ne contribue pas dans tous les cas à déterminer si une personne se remettrait de la COVID-19. De plus, en désignant la progression comme un critère d’exclusion, le protocole de triage ouvre la porte à des jugements de valeur problématiques sur la qualité de vie et la valeur de la vie.

En outre, le protocole de triage est fondé sur un cadre d’utilitarisme (médical) : son objectif est de créer le maximum de bien pour le maximum de personnes. Ce principe entraîne souvent des effets négatifs pour les personnes ayant un handicap, car celles qui n’ont pas de handicap sont moins susceptibles de faire partie du groupe qui reçoit le « service » en question. En fait, les réponses d’urgence liées à la COVID fondées sur un cadre utilitariste ont été critiquées comme étant « impitoyables » et en contradiction avec les valeurs sociétales de défense et de promotion des droits des communautés marginalisées. S’il ne s’éloigne pas de l’utilitarisme, le protocole de triage entraînera presque toujours une forme de discrimination.

DeWolfe et Downie opposent le protocole de triage de l’Ontario au protocole de triage du Québec pour démontrer que le premier n’est pas discriminatoire, par opposition au second qui l’est selon eux. C’est une affirmation déconcertante, puisque le protocole du Québec est largement fondé sur le protocole de triage de l’Ontario et est essentiellement similaire.

Critères d’inadmissibilité

L’aspect le plus déconcertant de l’article de DeWolfe et Downie est qu’il reste silencieux sur la nature discriminatoire des critères d’inadmissibilité du protocole. Il s’agit notamment de l’échelle de fragilité clinique (CFS), que le protocole de l’Ontario utilise comme mesure pour déterminer l’admissibilité aux soins intensifs. Les auteurs estiment plutôt que l’utilisation de cette échelle montre que l’Ontario a réussi d’éviter les erreurs scientifiques courantes. Ils ignorent ainsi le principe fondamental des droits de la personne selon lequel une base scientifique pour une norme ne rend pas la norme ― ou, dans ce cas, l’échelle ― non discriminatoire.

De plus, DeWolfe et Downie ne reconnaissent pas que l’utilisation du CFS pour des personnes autres que celles pour lesquelles l’outil a été conçu et testé ― à savoir les personnes âgées ― n’a pas été scientifiquement validée. Au Royaume-Uni, le protocole de triage a été révisé pour interdire explicitement l’utilisation du CFS pour tout patient de moins de 65 ans et toute personne ayant une incapacité de longue durée. Le Specialised Clinical Frailty Network du National Health Service du Royaume-Uni a clairement indiqué que le CFS n’a pas été validé largement pour des populations plus jeunes (moins de 65 ans) et a mis en garde contre son application aux personnes ayant un handicap. Certains professionnels de la santé ont également exprimé leurs inquiétudes quant à l’utilisation d’un score CFS comme « point pivot » pour définir un état de fragilité dans des situations où il n’est pas certain qu’un patient bénéficiera des soins intensifs.

Le CFS a été conçu pour empêcher que les préjugés inconscients et les stéréotypes fondés sur l’âge ne modifient les décisions médicales d’un médecin. C’est un objectif valable. Mais cela n’a aucun sens d’utiliser une échelle conçue pour améliorer les soins aux personnes de plus de 65 ans comme moyen d’exclure les personnes ayant un handicap des soins intensifs en cas de pandémie.

Le protocole de triage de l’Ontario, tel qu’il est actuellement rédigé, établit ce que les personnes des communautés marginalisées dénoncent depuis des décennies : il ne tient pas compte de la manière dont les politiques médicales accordent la priorité à l’accès aux soins de santé, et dans ce cas aux soins intensifs, à ceux qui sont sans handicap et blancs.

L’Ontario doit faire mieux. Et jusqu’à ce que ce soit le cas, saluer le protocole de triage de l’Ontario comme étant un exemple à l’échelle mondiale, qui devrait être suivi par les autres provinces, est une erreur. Ce protocole stigmatise et risque de nuire aux personnes des communautés les plus marginalisées de la société.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

Photo : Shutterstock / Minerva Studio

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Mariam Shanouda
Mariam Shanouda est avocate à l’ARCH Disability Law Centre de Toronto ; elle y pratique le droit relatif aux droits de la personne et aux personnes ayant un handicap.
Jessica De Marinis
Jessica De Marinis est avocate à l’ARCH Disability Law Centre de Toronto ; elle y pratique le droit relatif aux droits de la personne et aux personnes ayant un handicap.

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