Plusieurs critiques ont été formulées à l’égard du protocole de triage du Québec. Elles découlent, à notre avis, d’erreurs d’interprétation, ou, du moins, d’une analyse incomplète de trois aspects principaux : le processus d’élaboration du protocole, la spécificité des critères cliniques retenus et les répercussions du maintien d’un statu quo en triage aux soins intensifs. Ayant dirigé l’élaboration du protocole, nous souhaitons déboulonner certains mythes et contribuer à un dialogue constructif.

Le protocole a été élaboré derrière des portes closes : faux

Le 17 mars 2020, la Dre Lucie Opatrny, sous-ministre adjointe qui préside le Comité directeur clinique COVID-19 du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), a confié à notre équipe le mandat d’élaborer un protocole de triage aux soins intensifs. Face à l’urgence de la situation, nous avons rassemblé dès le lendemain un groupe de 47 experts indépendants provenant de disciplines et de milieux divers (clinique, universitaire, gouvernemental, société civile, etc.) et étant composé de médecins, d’infirmières, de gestionnaires, d’éthiciens, d’avocats, d’intervenants psychosociaux et d’usagers partenaires. L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) a soutenu la démarche par une revue de la littérature et une analyse comparative des divers protocoles internationaux. Le protocole de l’Ontario a été retenu comme fondement de nos travaux. Nous avons aussi réuni un panel de six patients partenaires du Centre d’excellence sur le partenariat avec les patients et le public pour qu’il donne de la rétroaction avant de soumettre, le 25 mars 2020, le document « final » au MSSS.

Le protocole a été adopté par le Comité directeur le 9 avril. Il a été envoyé le lendemain à tous les établissements du réseau ainsi qu’aux 10 000 médecins du Québec, téléversé sur le site Internet du Collège des médecins du Québec (avec le formulaire de triage) et publié plus récemment sur le site du MSSS. Nous avons accordé plusieurs entrevues aux médias (radio, télévision et presse écrite) pour expliquer le protocole à la population. Nous avons également rencontré les personnes et les associations de patients qui ont manifesté des préoccupations à l’égard du protocole, dont la députée provinciale Jennifer Maccarone et la Société québécoise de la déficience intellectuelle. Certaines d’entre elles ont accepté de participer à la mise à jour du protocole en vue d’une deuxième vague.

Les patients qui présentent un critère d’exclusion ne recevront pas de soins et décéderont : faux

Le protocole indique clairement que tous les patients seront soignés. Chaque vie humaine est valorisée, mérite le respect, les soins et la compassion. Le protocole repose sur une communication claire avec les patients ou leur représentant au sujet de leurs volontés et de leurs préférences à l’égard des soins.

L’alternative à une intubation aux soins intensifs n’est pas nécessairement le décès. La première vague de COVID-19 nous a enseigné que près de la moitié des patients qui  ont été admis aux soins intensifs n’ont pas requis de ventilation mécanique et ont pu se rétablir grâce à l’oxygénation et à d’autres traitements non invasifs. Cela est capital, car l’intubation, conjuguée à une période de ventilation mécanique prolongée, n’est pas bénigne et ne garantit pas la guérison. Elle laisse souvent des séquelles importantes en plus d’être une atteinte à l’intégrité physique de la personne. L’espoir de récupérer après un séjour aux soins intensifs repose, entre autres, sur de bonnes réserves physiologiques, une longue réadaptation, une intensification des ressources médicales et un énorme soutien familial ou social. Cette épreuve physiologique est insurmontable pour la majorité des patients qui n’ont pas ces réserves nécessaires. Pour les autres, elle mène à une inéluctable détérioration de leur niveau d’autonomie, et cela au terme de plusieurs mois marqués par des complications, d’importants soins et de la réadaptation.

Le protocole est discriminatoire : vrai et faux

Si les ressources étaient infinies, il n’aurait pas lieu de procéder à des choix. S’il y avait pénurie, les médecins auraient à faire la discrimination entre patients, au sens littéral de « faire une distinction », basée sur les chances de survie à court terme (et non à long terme comme l’ont affirmé certains commentateurs). En d’autres mots, il y a discrimination dans le sens où il y a un choix à faire.

Si les ressources étaient infinies, il n’aurait pas lieu de procéder à des choix. S’il y avait pénurie, les médecins auraient à « faire une distinction », basée sur les chances de survie à court terme des patients. En d’autres mots, il y a discrimination dans le sens où il y a un choix à faire.

Par contre, il est faux de dire que le protocole est discriminatoire au sens péjoratif du terme. Aucune population ne fait l’objet d’un traitement différencié et inégalitaire en raison de caractéristiques personnelles. On ne dit pas : « Tous les patients avec un handicap ne devraient pas recevoir de soins. » Le faire serait en effet discriminatoire et inacceptable. Ce sont plutôt les problèmes médicaux des patients, qui les empêcheraient vraisemblablement de survivre à une intubation et à une assistance respiratoire prolongée, qui dictent le triage, en s’appuyant sur des données probantes. Le protocole fait explicitement référence à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et exige que les membres du comité de triage évitent les biais et la discrimination systémique.

Une évaluation individualisée peut permettre à une personne handicapée « d’échapper » aux statistiques qui ont un effet discriminatoire : faux

La science du triage en soins intensifs nous apprend que les pronostics varient très souvent d’un médecin à l’autre. Maintenir le statu quo où un seul médecin utilise des critères historiquement vagues pour statuer du devenir d’un patient causerait des préjudices aux populations vulnérables et marginales dans un contexte de pandémie (voir le texte de J. Dahine cité dans le protocole à la page 3). Le protocole vise à réduire la variabilité pronostique et les erreurs de jugement en proposant des critères spécifiques, mesurables et fondés sur des données probantes. De plus, chaque patient bénéficie d’une évaluation médicale individualisée, qui sera vérifiée par cinq personnes.

Nous sommes conscients des enjeux extrêmement complexes qui entourent ce type de protocole sur les plans symbolique, sociopolitique et médicolégal. Nous sommes d’accord avec l’ensemble des parties prenantes que la transparence est de mise. Nous sommes également sensibles à la détresse de ceux qui se sentent injustement visés par les critères d’exclusion. Le protocole met en place les moyens pour protéger les populations vulnérables et marginales des jugements de valeur et de l’arbitraire. Toute opinion contraire doit absolument inclure une analyse des conséquences pour les diverses populations de maintenir le statu quo dans le processus d’attribution de ressources de soins intensifs.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada. 

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Marie-Eve Bouthillier
Marie-Eve Bouthillier est professeure d’éthique clinique à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et membre exécutif du Bureau de l’éthique clinique de la Faculté. Elle préside aussi le Comité éthique COVID-19 du ministère de la Santé et des Services sociaux et dirige le Centre d’éthique du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval.
Joseph Dahine
Joseph Dahine, médecin intensiviste, est directeur médical de la Direction de la qualité, de l’évaluation, de la performance et de l’éthique au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval, et officier de la sécurité des patients. Il est chargé d’enseignement clinique à l’Université de Montréal et professeur adjoint à l’Université McGill.

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