(Cet article a été traduit en anglais.)

À la suite de critiques virulentes du protocole de triage en soins intensifs du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS), plus récemment encore par la députée libérale Jennifer Maccarone, des experts ayant participé à la rédaction de ce protocole se sont empressés de dire qu’il n’est pas discriminatoire. Certes, il n’exclut pas une personne pour la seule raison d’avoir un handicap tel l’autisme, comme la députée semblait le prétendre. Mais il viole quand même, d’après moi, les principes d’égalité et d’équité contenus dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés.

Le protocole québécois, qui n’a pas encore dû être utilisé, est largement basé sur un projet de protocole de l’Ontario. Ce dernier avait été diffusé dans les établissements hospitaliers ontariens en avril.  À la suite de plaintes d’organismes pour la défense des droits des personnes handicapées et d’une lettre de la Commission ontarienne des droits de la personne, le gouvernement ontarien a déclaré que le protocole n’était pas définitif et a proposé que l’on mène des consultations avec des organismes représentant les personnes handicapées. Malheureusement, rien ne semble avoir bougé encore sur ce plan.

Le protocole québécois, qui a été critiqué aussi pour le manque de transparence et de consultation publique, est, selon moi, plus discriminatoire encore que le protocole ontarien, qu’on a retiré depuis des sites Web institutionnels. Mes commentaires ici sont basés sur une analyse du protocole que le sous-ministre adjoint du MSSS a envoyé à un de mes collègues à la suite à sa demande d’accès à l’information Il contient des annexes, dans lesquelles on trouve des critères d’exclusion fondés sur une échelle de fragilité clinique ainsi que des références à des maladies spécifiques, qui manquent dans le protocole accessible sur le site Web du Collège des médecins du Québec. Ce manque de transparence est en soi problématique ; il reflète peut-être des réticences du gouvernement ou du Collège des médecins à rendre public un protocole qui prêtera à controverse.

Rappelons que ces protocoles de triage clinique doivent faciliter la prise de décision dans des situations de pénurie de lits en soins intensifs. Généralement, les gouvernements demandent à un comité interdisciplinaire de déterminer l’allocation des ressources limitées aux patients, suivant des priorités et des critères préétablis. Ces protocoles permettent d’éviter que des médecins soient obligés de prendre des décisions individuelles de triage, au cas par cas. Selon le niveau de pénurie de lits (et de respirateurs), des patients qui auraient en temps normal accès aux soins intensifs deviennent alors inéligibles à ceux-ci, tout en continuant de bénéficier de soins non critiques et de soins palliatifs. Comme l’objectif est de maximiser le nombre de survivants, l’exclusion de base est liée aux estimations des taux de mortalité des patients recevant des traitements.

Pourquoi suis-je d’avis, comme certains de mes collègues et des organismes pour la défense des droits des personnes handicapées que le protocole québécois est discriminatoire ? Notons d’abord que plus les critères d’exclusion se réfèrent à une espérance de vie à long terme, plus ils ont des effets disproportionnés sur les personnes âgées et les personnes handicapées (dont l’espérance de vie est souvent moindre), et plus il y a un risque que la prise de décision soit influencée par des jugements sur la valeur ou la qualité de la vie, consciemment ou non. Même si les critères de triage du protocole québécois reposent en premier lieu sur la survie à court terme, l’espérance de vie à moyen et à long terme entre aussi, explicitement, en ligne de compte quand un choix s’impose entre deux personnes ayant les mêmes chances de survivre à une maladie aiguë. On emploie donc des critères qui vont bien au-delà des chances de survie des patients à un épisode où des respirateurs sont requis. Ce protocole va ainsi plus loin que celui de l’Ontario, qui ne semble pas tenir compte de l’espérance de vie à long terme.

Le protocole québécois que nous avons obtenu, comme le protocole ontarien, fait référence explicitement à des échelles de fragilité, qui sont basées sur des statistiques générales de chances de survie établies dans d’autres contextes de soins. D’après ces critères, une personne qui a besoin d’aide pour se déplacer à l’extérieur, pour faire ses courses par exemple, et certainement une personne totalement dépendante de soins personnels serait exclue des soins intensifs dans une situation de pénurie grave, sur la base d’une présomption de chance de survie limitée à un traitement nécessitant un respirateur. (Cela explique probablement la préoccupation de la députée Maccarone au sujet de l’exclusion d’une personne gravement atteinte d’autisme si l’on utilise une échelle de fragilité.) Des personnes souffrant de la maladie de Parkinson, de la sclérose latérale amyotrophique ou d’une déficience cognitive progressive (pensons à la maladie d’Alzheimer) sont également explicitement exclues pour cette raison.

Écarter une personne des soins intensifs en raison de conditions de santé spécifiques, ayant établi préalablement que celles-ci indiquent des faibles chances de survie, me semble discriminatoire, même si le protocole laisse une certaine place au jugement clinique plus individualisé.

Ainsi, lors d’une pénurie sévère, même une personne légèrement affectée par la maladie de Parkinson n’aurait pas accès à un respirateur. Écarter une personne des soins intensifs en raison de conditions de santé spécifiques, ayant établi préalablement que celles-ci indiquent des faibles chances de survie, me semble discriminatoire, même si le protocole laisse une certaine place au jugement clinique plus individualisé.

Selon la jurisprudence, des normes ou des tests généralisés qui mènent à l’exclusion de personnes sur la base d’un handicap peuvent être discriminatoires, même si ces normes sont considérées comme scientifiques et objectives. Ainsi, la Cour suprême a déclaré discriminatoire, par exemple, de refuser un permis de conduire à une personne souffrant d’hémianopsie homonyme, caractérisée par une perte de vision périphérique. Elle jugeait déraisonnable de refuser à cette personne le droit à une évaluation individuelle, qui lui aurait permis de prouver sa capacité de conduire d’une façon sécuritaire.

De fait, une évaluation individualisée peut permettre à une personne handicapée « d’échapper » aux statistiques qui ont un effet discriminatoire. S’il est vrai que le but d’un protocole est entre autres de rendre des prises de décision efficaces en les basant sur des critères objectifs, le droit à l’égalité exige qu’on fasse un effort pour accommoder des personnes handicapées. En plus, certaines des présomptions du protocole, par exemple celles concernant les chances de survie avec des maladies spécifiques, semblent particulièrement problématiques dans le contexte de la COVID-19, étant donné l’incertitude et le manque de statistiques représentatives.

La méfiance des personnes handicapées à l’égard de prises de décision de la médecine est nourrie par l’histoire et leur expérience. Même si les chances de survie d’une personne ayant accès à un respirateur restent limitées, surtout dans le contexte de la COVID-19, et qu’il peut être très raisonnable pour elle d’y renoncer, un document qui exclut de manière officielle une personne handicapée d’une dernière chance à la vie porte une valeur symbolique particulièrement lourde.

Pour cette raison, le protocole de triage devrait clairement indiquer que toute prise de décision doit éviter la discrimination pour des motifs interdits par la Charte. Une telle indication aiderait à prendre conscience du risque que des jugements capacitistes influencent la prise de décision. Des critères non liés à la survie à l’événement clinique en question ne peuvent servir de motif pour établir l’accès prioritaire aux soins. Le protocole de triage devrait aussi reconnaître le devoir d’accommodement, un élément essentiel de l’équité, en permettant par exemple qu’une personne handicapée reçoive plus de soutien pour bénéficier de meilleures chances de survie en soins intensifs.

Le protocole de triage devrait aussi reconnaître le devoir d’accommodement, un élément essentiel de l’équité, en permettant par exemple qu’une personne handicapée reçoive plus de soutien pour bénéficier de meilleures chances de survie en soins intensifs.

Le risque qu’une pénurie de lits en soins intensifs crée des dilemmes éthiques déchirants constitue une bonne raison pour développer des protocoles de triage clinique. Ces protocoles peuvent établir des mesures extraordinaires. Mais il est essentiel d’avoir un débat public et transparent sur ces mesures, qui implique les personnes les plus affectées par les politiques de prévention et de triage. Que l’on doive recourir à une procédure de demande d’accès à l’information pour obtenir des directives touchant à des mesures aussi cruciales que le triage clinique en soins intensifs est hautement inapproprié.

Une crise pandémique ne devrait jamais nous faire oublier les principes d’égalité et d’équité dans l’élaboration des politiques, et encore moins lorsqu’une maladie a déjà un impact disproportionné, comme c’est le cas de la COVID-19. Le dévouement que nous montrons aux personnes handicapées au cours de cette pandémie et nos préoccupations pour leur inclusion et l’accommodement ne feront que révéler la profondeur de notre engagement social.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

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Trudo Lemmens
Dr Trudo Lemmens est professeur à la Faculté de droit de l’Université de Toronto, titulaire de la Chaire Scholl en droit et politique de la santé. Il a été témoin expert pour le procureur général du Canada dans la cause Truchon et Gladu. 

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