(Cet article a été traduit de l’anglais.)

Dans les premiers jours de la crise de COVID-19, le Québec, comme d’autres provinces du Canada, craignait que les horribles expériences des hôpitaux surchargés en Italie et en Espagne se répètent ici. Il était évident que le système de santé du Québec devait se préparer au pire des scénarios : le triage des patients. Il fallait déterminer qui aurait accès aux ressources limitées comme les lits des unités de soins intensifs, les respirateurs et les professionnels de la santé. Les protocoles de triage devaient être mis au point rapidement, et cela a été fait. Mais ils n’ont pas été soumis à une critique ou à un débat public.

Au Québec, deux protocoles ― un sur le triage pour les soins intensifs et un autre pour l’accès aux chirurgies ― circulent parmi les professionnels de la santé et les gestionnaires, mais aucun n’a été officiellement diffusé. Les systèmes en place au Québec et aussi en Ontario ont été élaborés sans ou avec très peu de consultation publique.

Les protocoles de triage établissent des critères permettant de déterminer qui aurait accès à certaines ressources et de prioriser les patients si les besoins dépassaient la disponibilité. Ces protocoles sont basés sur le principe éthique de la maximisation des bénéfices, selon lequel il faut sauver le plus grand nombre de patients ou aider certains patients à vivre le plus longtemps possible après le traitement.

Dans ce contexte de triage, les principes éthiques entrent en jeu dès que l’évaluation clinique a conclu qu’une personne ne peut être priorisée uniquement sur une base clinique (par exemple, selon le risque de dommage durable sans traitement ou la chance de survie après une intubation). D’autres critères individuels jouent alors un rôle, comme le fait d’être un prestataire de soins de santé (priorisation en fonction de son utilité pour le système de santé) ou d’avoir eu une chance de traverser le cycle de vie (priorisation des ressources aux jeunes qui n’ont pas encore vécu toutes les étapes de la vie). Ces critères non cliniques sont beaucoup plus controversés.

À la suite de la crise du SRAS en 2003, des modèles de protocoles de triage ont été élaborés par une équipe du Joint Centre for Bioethics de l’Université de Toronto, sur la base d’un processus consultatif transparent impliquant diverses parties prenantes. Plus de 15 ans plus tard, on s’étonne de constater que les systèmes de santé canadiens font des pieds et des mains pour élaborer et mettre en œuvre rapidement des protocoles de triage. Pourquoi ne disposons-nous pas de ces protocoles en tout temps pour être préparés à une pandémie ? Il faut dire que le milieu d’une crise n’est pas le meilleur moment de s’engager dans un tel questionnement, mais ce moment viendra plus tard.

Élaboration « derrière les portes closes »

En tant que bioéthiciens universitaires qui travaillons depuis longtemps avec les bioéthiciens professionnels québécois, nous soutenons nos collègues professionnels depuis le début de la crise actuelle en facilitant l’accès aux ressources universitaires et en animant un forum de discussion hebdomadaire en ligne. Grâce à cette implication, nous avons eu accès à deux protocoles de triage que des journalistes avaient également obtenus.

L’analyse de ces protocoles soulève de nombreuses préoccupations éthiques qui ont été discutées dans des présentations de spécialistes et dans les médias, et qui ont même mené à une pétition publique de la Société québécoise de la déficience intellectuelle. Bien que nous reconnaissions qu’une consultation publique appropriée n’aurait peut-être pas été possible dans les circonstances d’urgence actuelles, nous déplorons le fait que ces protocoles ne soient pas accessibles pour des commentaires publics maintenant qu’ils existent.

En outre, un examen de la liste des auteurs et des principales parties prenantes consultées permet de constater qu’elle comprend des professionnels de la santé et des bioéthiciens professionnels, mais pas de chercheurs universitaires. Plus problématique encore est le fait qu’un nombre limité de parties prenantes publiques ont été impliquées. Alors qu’on a consulté quelques patients partenaires, l’absence notable de groupes de défense des patients ou de personnes impliquées dans la défense des droits des personnes handicapées est préoccupante, car elles sont plus susceptibles d’être affectées négativement par les décisions de triage.

À notre connaissance, les protocoles québécois n’ont pas été officiellement adoptés par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Néanmoins, ils sont largement diffusés au sein du système de santé, et des webinaires destinés aux administrateurs de la santé, aux cliniciens et aux bioéthiciens s’y réfèrent.

Il est intéressant de noter que lorsque des journalistes ou des universitaires ont demandé des copies des protocoles, on leur a dit de faire une demande d’accès à l’information. Pourtant, ces protocoles circulent dans la communauté professionnelle par de multiples canaux, et on les trouve également sur différents sites Web gouvernementaux et d’associations professionnelles, même s’ils ne sont pas indexés (MSSS, AMOL, CMQ).

Ce que nous trouvons inacceptable est que le grand public ne soit informé de l’existence de ces protocoles, qui sont d’une importance capitale, que par les médias. Plutôt que d’essayer de garder ces documents derrière des portes closes, le gouvernement devrait les diffuser activement pour promouvoir un sentiment de transparence et de confiance.

De plus, le gouvernement devrait formuler son message de manière appropriée. Il devrait expliquer en termes accessibles pourquoi ces protocoles sont nécessaires, comment ils ont été élaborés et quels sont les principes éthiques sous-jacents et les choix qui ont été faits.

Transparence et légitimité

En situation de crise, comme celle de COVID-19, la confiance dans les professionnels de la santé, dans le système de santé et dans les décideurs est cruciale. Sans la confiance dans les chefs de gouvernement et les professionnels de la santé publique, la population n’aurait pas respecté et accepté les limitations de ses libertés civiles afin de limiter la propagation du virus.

Heureusement, jusqu’à présent, les mesures de prévention ont fonctionné, et les hôpitaux au Québec et dans le reste du Canada n’ont pas été surchargés. Les protocoles de triage n’ont pas été déployés. Ils reflètent cependant des valeurs éthiques et des normes sociales qui peuvent être offensantes et même nuisibles à certaines populations, même si elles n’ont pas été appliquées. Si un protocole gouvernemental classe une certaine communauté (par exemple les personnes souffrant d’un déficit cognitif) comme étant moins prioritaire, cela envoie un message qui a un poids sociétal, même si le protocole n’entre jamais en vigueur.

En outre, si ces protocoles sont utilisés, ils doivent être publiquement acceptables. Cela exige de la transparence de la part des autorités sanitaires, ce qui implique de rendre ces protocoles accessibles au public afin qu’ils puissent être soumis à une analyse et à une critique publique.

Si les patients, les membres des familles et les communautés marginalisées susceptibles d’être directement touchés ne se font pas entendre, les protocoles perdent une grande partie de leur légitimité. Sans cette légitimité, comment pouvons-nous attendre des professionnels de la santé et des bioéthiciens qu’ils utilisent les protocoles de triage en toute bonne conscience ou que les patients et les familles acceptent leurs résultats, surtout lorsque cela signifie que les patients ne reçoivent pas les soins auxquels ils peuvent s’attendre normalement ?

Les protocoles de triage ― qu’ils soient élaborés individuellement par les provinces canadiennes ou dans le cadre d’une initiative nationale plus large ― peuvent sérieusement affecter l’accès équitable et en temps voulu aux soins. Ils peuvent être plus ou moins inclusifs et plus ou moins discriminatoires à l’égard de certains groupes. Il est clair que des choix difficiles doivent être faits dans des circonstances difficiles, comme la pandémie de COVID-19. Mais pour que les protocoles de triage soient publiquement acceptables, ils doivent être élaborés de manière transparente et être accessibles, et faire l’objet d’un débat public rigoureux. L’éthique est donc fondamentale tant pour le contenu des protocoles de triage que pour leur processus d’élaboration.

Cet article fait partie du dossier La pandémie de coronavirus : la réponse du Canada.

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Vardit Ravitsky
Vardit Ravitsky est professeure titulaire au programme de bioéthique de l’École de santé publique de l’Université de Montréal et maître de conférence en santé mondiale et médicine sociale à la Harvard Medical School. Elle est présidente de l’Association internationale de bioéthique et présidente du Comité sur les impacts de la COVID-19 de la Fondation Trudeau.
Bryn Williams-Jones
Bryn Williams-Jones est directeur des programmes de bioéthique et professeur titulaire à l’École de santé publique de l’Université de Montréal. Ses recherches sont axées sur les conflits socio-éthiques et politiques dans la recherche universitaire et la pratique professionnelle, et visent à élaborer des outils éthiques pour gérer ces conflits quand ils ne peuvent être évités. Il est rédacteur en chef de la Revue canadienne de bioéthique.

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