(Cet article a été traduit en anglais.)
Dans un pays comme le Canada, qui vise à offrir à tous ses citoyens un accès équitable aux soins de santé, la pandémie a créé de profondes fissures et des iniquités au sein de groupes historiquement marginalisés et vulnérables. Ainsi, les personnes handicapées ont été touchées de façon disproportionnée par les répercussions de cette crise sanitaire, mais les gouvernements ont peu fait pour chercher à atténuer les effets négatifs que ces personnes subissent. Au contraire, les stratégies de priorisation récemment adoptées ont contribué à exacerber les inégalités.
Devant la crainte d’une saturation des soins intensifs et d’un manque de ressources matérielles et humaines, le gouvernement du Québec a élaboré en mars 2020 un Protocole de priorisation pour l’accès aux soins intensifs. Si cette méthode d’allocation des ressources sans précédent devait être appliquée, des patients se verraient refuser l’accès aux soins intensifs afin que l’on puisse donner priorité à un patient dont les chances de survie sont jugées supérieures. Il s’agit d’un bouleversement majeur dans l’approche traditionnelle en matière de soins, puisqu’à la suite d’une décision médicale sans consentement préalable, les personnes « les plus faibles » seront « sacrifiées ».
Une première version du protocole de triage prévoyait l’exclusion des patients ayant une « déficience cognitive modérée ou sévère » due à une maladie progressive. En plus de constituer une forme de discrimination inacceptable, un tel critère d’exclusion favorisait également un biais cognitif chez les médecins en suggérant que le gouvernement approuvait la décision de disqualifier un patient auquel on attribue une moins grande qualité de vie ou une plus faible valeur. À la suite de la mobilisation des groupes de défense des droits des personnes handicapées, le gouvernement a accepté de revoir ce protocole. La nouvelle version comporte plusieurs améliorations, notamment le retrait de tous les critères d’exclusion faisant référence à un handicap.
Cependant, des craintes de discrimination injustifiée à l’égard des personnes handicapées demeurent bien présentes, puisque le protocole laisse un grand pouvoir discrétionnaire aux médecins chargés de l’évaluation. Il encourage ceux-ci à regarder au-delà des paramètres cliniques prévus dans ce document, « car certaines affections non répertoriées peuvent également influer sur le pronostic ou sur le risque de sevrage ventilatoire prolongé ». Bien qu’une équipe de priorisation composée de trois membres soit chargée de prendre la décision d’inclure ou d’exclure un patient de l’accès aux soins intensifs, il subsiste un risque que celle-ci soit prise sous le couvert du « jugement clinique », qui peut masquer un ensemble d’hypothèses biaisées (et souvent inconscientes) sur la piètre qualité de vie ou la fragilité des personnes handicapées.
L’attitude paternaliste du corps médical à l’endroit des personnes handicapées est un fait connu et bien documenté. Celles-ci sont perçues comme étant plus fragiles ou ayant une faible qualité de vie. Plusieurs médecins hésitent à entamer un traitement invasif chez une personne handicapée, de peur qu’elle ne soit pas en mesure de le supporter ou que cela ne serve qu’à « prolonger une vie de moindre valeur ».
Pour illustrer ce biais cognitif, il suffit de regarder la pratique d’attribution en matière de transplantation d’organes, qui est très similaire au Canada et aux États-Unis. La déficience intellectuelle et le manque d’autonomie fonctionnelle (la capacité à se vêtir, à se nourrir et à se déplacer seul) figurent parmi les critères susceptibles de rendre un patient inéligible à recevoir un organe. Cette position du corps médical se fonde entre autres sur la perception erronée selon laquelle une personne handicapée a une qualité de vie inférieure et ne tirerait pas autant avantage de cette procédure qu’une personne qui n’a aucune incapacité.
Bien que l’organisme chargé d’assurer l’équité en matière d’attribution des organes ait fixé des balises cliniques, ces critères laissent une marge d’appréciation considérable aux médecins. Ultimement, le processus décisionnel reste souvent très opaque, ce qui rend d’autant plus difficile la contestation judiciaire pour les patients. Au Canada comme aux États-Unis, le nombre de patients disqualifiés en raison d’une déficience intellectuelle demeure inconnu. Cependant, certains cas de discrimination ont déjà été portés à l’attention des médias, notamment celui d’Amelia Rivera, une fillette du New Jersey qui s’est vu refuser une transplantation en 2013.
Même s’il est concevable que le protocole de triage pour l’accès aux soins intensifs ne soit jamais appliqué, il sera hélas impossible de protéger les personnes handicapées des conséquences de l’approche de priorisation retenue en chirurgie. En effet, le protocole servant à établir un système de triage des patients nécessitant une chirurgie est, quant à lui, déjà utilisé dans tous les hôpitaux du Québec et restera vraisemblablement en vigueur pendant de nombreuses années.
Suivant une logique utilitariste, ce protocole n’ayant fait l’objet d’aucune consultation publique donne la priorité aux patients qui ont le plus de chances de récupérer rapidement à la suite de leur chirurgie et à ceux qui nécessitent le moins de ressources médicales. Inévitablement, les personnes handicapées risquent de se voir affectées de manière disproportionnée par cette procédure de triage, puisque le médecin aura à juger, selon sa propre perception, du temps de récupération d’un patient et des ressources nécessaires pour le soigner. Une fois de plus, cette évaluation clinique risque d’être teintée de préjugés, conscients ou inconscients, à l’égard des patients handicapés.
D’autre part, la portée de ces deux protocoles, l’un destiné aux soins intensifs et l’autre aux chirurgies, dépasse la simple gestion courante des soins. Ces protocoles créent un précédent en matière d’allocation des ressources et serviront assurément de guides en cas d’événements futurs similaires (catastrophes naturelles, épidémies, etc.).
Il aurait fallu mettre en place un processus de consultation rigoureux, diversifié, public et transparent auprès d’élus, de chercheurs universitaires de différentes disciplines, ainsi que de représentants de regroupements de patients et de communautés marginalisées. Tandis que le protocole de triage des patients nécessitant une chirurgie n’a fait l’objet d’aucune forme de consultation, quelques groupes de défense des droits des personnes handicapées ont été sollicités lors de la révision du protocole de priorisation pour l’accès aux soins intensifs. Malgré tout, il demeure impossible d’affirmer que ce protocole a été élaboré en tenant compte de la diversité des valeurs et des expériences qu’on rencontre au sein de la société, ni même qu’il y a eu une représentation adéquate de la communauté des personnes handicapées.
Bien qu’il soit irréaliste de s’attendre à ce que des protocoles de triage éliminent tous les obstacles systémiques, aucun protocole ne devrait perpétuer et encore moins aggraver les iniquités existantes, surtout lorsqu’il s’agit d’un motif de discrimination qui est inacceptable en vertu de notre Constitution, tel le handicap. Dans ce cas, l’approche de priorisation doit reconnaître le désavantage qu’elle crée pour certains groupes de personnes et corriger la situation. Agir autrement reviendrait à renier l’essence même du droit à l’égalité des chances et à reléguer cette norme fondamentale au rang de règle facultative.
À ce stade, il est sans doute vain de tenter de convaincre le gouvernement de revoir sa stratégie d’allocation des ressources médicales, même si celle-ci a un impact disproportionné sur les personnes handicapées. Toutefois, une certaine forme d’équilibre peut encore être rétablie si le gouvernement agit en amont, car il peut minimiser les risques que les personnes handicapées contractent la COVID-19 en leur donnant accès au vaccin le plus rapidement possible.
Malheureusement, la campagne d’immunisation qui a commencé il y a plusieurs semaines au Québec n’accorde aucun rang prioritaire aux personnes handicapées. Cette décision se justifie difficilement au regard des nombreuses études qui montrent que les personnes handicapées risquent davantage d’être hospitalisées et de décéder de la COVID-19, notamment celles qui sont atteintes d’une trisomie 21 ou d’une déficience intellectuelle.
Par exemple, une enquête internationale a révélé qu’une personne de 40 ans ayant la trisomie 21 présente un risque de décès associé à la COVID-19 similaire à celui d’une personne âgée de 80 ans. Sans compter que les personnes handicapées sont davantage exposées au virus, puisque nombre d’entre elles vivent en institution ou dans des foyers de groupe, où elles reçoivent des soins qui entraînent une grande proximité physique avec des préposés et des intervenants du milieu de la santé. Tout se passe comme si, paradoxalement, la vulnérabilité des personnes handicapées n’existe plus en dehors du cadre des protocoles de triage pour l’accès aux soins intensifs et à la chirurgie.
La protection des droits de la personne et la promotion de l’équité sont des principes fondamentaux de la société canadienne. Même en temps de crise, nos procédures de priorisation devraient refléter nos valeurs et reposer sur des consultations et sur un engagement du public qui est inclusif, transparent et ouvert à un vrai débat de société. Sinon, le risque d’exacerber l’injustice structurelle et de heurter les plus vulnérables de notre société devient inéluctable.
Note aux lecteurs : Cet article a été modifié par les auteurs le 30 mars 2021 pour y apporter quelques nuances et explications.