L’histoire, c’est plus ou moins de la foutaise. C’est la tradition, et nous ne voulons d’aucune tradition. Nous voulons vivre au présent. Et la seule histoire qui vaille un clou, c’est celle qui s’écrit aujourd’hui mé‚me.
Henry Ford, cité par le Chicago Tribune en 1916.
La cartomancie n’a jamais eu bonne réputation. Et elle est toujours pernicieuse, qu’elle se pratique dans les salons les plus respectables ou dans des lieux clandestins connus de la police.
Commission Gordon, 1957.
Si l’histoire et les prédictions sont une imposture, com- ment se tirer honorablement de ce mandat : souligner les 25 ans d’Options politiques en revenant sur 25 années de politique économique et commerciale et en anti- cipant les 25 prochaines?
En vérité, Henry Ford a lui-mé‚me écrit une page d’his- toire, évidemment, et les prédictions de la Commission Gordon en matié€re de développement économique se sont révélées remarquablement justes. Mais un homme averti en vaut deux, surtout s’il se propose d’analyser un quart de sié€- cle de performance économique et commerciale, en mesurant de surcroiÌ‚t l’efficacité des politiques qui s’y rap- portent. Cela fait, nous prendrons notre courage aÌ€ deux mains et examinerons comment l’action politique ”” qu’elle soit excellente, nulle ou quelconque ”” influera sur le quart de sié€cle qui débute.
En 1957, la Commission Gordon prédisait que les Canadiens devraient se montrer prudents et ne pas se créer trop d’attentes par rapport aÌ€ leur capacité fiscale. Les commissaires se disaient persuadés que notre développement économique créerait suffisamment de richesse pour faire du Canada un pays aÌ€ la fois prospé€re et plus équitable. Mais ils ajoutaient que
nous pourrions aÌ€ tout moment décider que certaines demandes ne peuvent é‚tre remplies faute de moyens et doivent é‚tre remises aÌ€ plus tard. Car si nous y répon- dions sans discernement en les superposant aÌ€ nos acti- vités économiques courantes, il pourrait s’ensuivre une inflation dont souffriraient cruellement certains groupes sociaux et qui nous nuirait sur plusieurs marchés inter- nationaux ouÌ€ nous devons maintenir notre compétiti- vité. Si cela se produisait, nous pourrions trouver un jour que notre prodigalité nous a couÌ‚té tré€s cher.
En 1980, année du lancement d’Options politiques, les Canadiens découvraient justement le caracté€re prémonitoire de cet avertissement. Les gouvernements Pearson et Trudeau, de mé‚me que la plupart des gouverne- ments provinciaux des années 1960 et 1970, leur avaient promis la lune et les avaient entraiÌ‚nés dans une aventure inouïe, convaincus non seulement que nous en avions les moyens mais qu’il en allait d’un devoir envers nous-mé‚mes. Le roÌ‚le du gouvernement s’est ainsi accru aÌ€ un rythme étourdissant, tout comme les ressources nécessaires au financement de tous ses fabuleux programmes. Mais au lieu d’augmenter les impoÌ‚ts en propor- tion des niveaux de dépense, les admi- nistrateurs du pays ont abusé de leurs cartes de crédit, persuadés que la crois- sance économique suppléerait au gonfle- ment de la dette. Si bien qu’en février 1984, lorsque Pierre Elliott Trudeau fit sa célé€bre promenade dans la neige, le gou- vernement fédéral empruntait le tiers de ses besoins fiscaux et la dette du pays avait bondi de 1 100 p. 100 par rapport aÌ€ ce qu’elle était aÌ€ son arrivée au pouvoir. Les provinces n’étaient gué€re mieux loties.
Le Canada n’était pas seul aÌ€ se com- plaire dans l’excé€s. Des années 1950 au tournant des années 1980, les pays de l’OCDE s’étaient presque tous convertis au « consensus keynésien » suivant lequel les gouvernements se voyaient confier la responsabilité de gérer l’é- conomie, assumant un roÌ‚le sans cesse grandissant et créant une demande tou- jours croissante. Mais le principe de ges- tion anticyclique ”” expansion en temps de crise et repli en période faste ”” avait été sacrifié de longue date sur l’autel de l’opportunisme politique. Avec quatre principales consé- quences : expansion constante de l’EÌtat, gonflement de la dette publique, montée de l’inflation et progression du choÌ‚mage. Au début des années 1980, l’inflation aÌ€ deux chiffres sévissait dans tous les pays de l’OCDE, lorsque survint la pire récession économique depuis la crise de 1929.
Sur le front commercial, on s’est employé durant l’é€re Pearson-Trudeau aÌ€ faire du Canada un commerçant mon- dial doté d’une base industrielle autonome. Pour ce faire, on a multiplié les politiques et les programmes gou- vernementaux destinés aÌ€ convaincre les Canadiens de collaborer aÌ€ cette ambi- tion. Hélas ! la proximité du marché américain a déjoué tous nos efforts pour le supplanter et pour modifier la struc- ture, fondée sur les ressources, de notre économie.
De 1963 aÌ€ 1984, le schéma d’apré€s-guerre d’une dépendance croissante aÌ€ l’égard de notre pre- mier partenaire commercial est resté inchangé. Ministres et hauts fonctionnaires ont eu beau se pas- sionner pour les liens contractuels que nous tissions avec l’Europe, l’intensification de nos échanges avec le Japon et notre ouverture au Tiers-monde, les Canadiens n’ont jamais modifié leur comportement de producteurs ou de consomma- teurs. Le gouvernement a aussi consacré beaucoup de temps et d’argent aÌ€ élaborer des politiques de développement régional et industriel, sans parvenir non plus aÌ€ modifier la structure de notre économie.
On ne s’étonnera donc pas que le vent ait finalement tourné avec l’élection de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux EÌtats-Unis. Effectuant une clas- sique pirouette libérale, Pierre Elliott Trudeau et son successeur immédiat John Turner ont voulu saisir la balle au bond en adhérant aÌ€ la logique du marché et au conservatisme financier. Mais les Canadiens ont rejeté en sep- tembre 1984 cette conversion trop opportune d’un régime agonisant, pour accorder le mandat électoral le plus important de l’histoire du pays aux progressistes-conservateurs de Brian Mulroney. Lesquels auraient pour taÌ‚che de révéler aÌ€ la population que les coffres de l’EÌtat étaient vides.
Brian Mulroney et ses ministres n’é- taient pas seuls aÌ€ juger intenables les politiques des années 1960 et 1970. Des hauts fonctionnaires des deux ministé€res des Finances et des Affaires extérieures avaient également conclu aÌ€ l’urgence de redéfinir nos priorités en matié€re d’é- conomie et de politique étrangé€re. Chacun des ministé€res produisit donc d’importants documents de réflexion pour aider le gouvernement aÌ€ faire le tri des choix possibles. Le premier servirait de base aÌ€ l’énoncé de politique Une nou- velle direction pour le Canada dévoilé par le ministre des Finances Michael Wilson en novembre 1984, le second, intitulé Comment maintenir et renforcer notre accé€s aux marchés extérieurs, préparerait le ter- rain aÌ€ la décision de septembre 1985 d’engager le processus de libre-échange avec les EÌtats-Unis. Ces deux change- ments d’orientation traduisaient une toute nouvelle donne politique, fort bien définie dans les recherches, auditions, analyses et recommandations de la Commission royale sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada présidée par Donald Macdonald, dont bon nombre d’idées et de propositions seront adop- tées par un gouvernement pré‚t aÌ€ miser sur une approche axée sur le marché pour résoudre les problé€mes de la société canadienne.
Au cours des dix années suivantes, le gouvernement fédéral a systématique- ment appliqué ce programme économique. Parmi les éléments de celui-ci, sans doute est-ce l’Accord de libre-échange (ALE) avec les EÌtats-Unis qui a soulevé le plus de débats et de con- troverses. Mais ses retombées n’auraient pas été si favorables sans un train de mesures complémentaires englobant réforme réglementaire, privatisations, TPS et politique monétaire. Toutes repo- saient sur un thé€me commun : la néces- sité de réduire le roÌ‚le du gouvernement et de renforcer celui des marchés, tout en récompensant l’initiative individuelle.
L’efficacité avec laquelle Brian Mulroney a opéré cette réorienta- tion s’est vue confirmée par les choix politiques de son successeur libéral Jean Chrétien. Bien qu’on se soit brié€vement inquiété en 1993 de l’in- tention du nouveau gouvernement de revenir en arrié€re. Apré€s tout, les libéraux avaient vigoureusement dénoncé l’ALE lors de la campagne électorale de 1988, ils s’étaient mon- trés tré€s critiques pendant les négo- ciations de l’ALENA et ne se privaient pas d’éreinter ce que Sylvia Ostry appelait le « ronald-thatchérisme ». Mais en l’occurrence, et malgré une certaine agitation verbale en début de mandat, Jean Chrétien et ses col- lé€gues jugé€rent que les changements apportés par Brian Mulroney devaient é‚tre maintenus. En fait, le premier ministre libéral a pleinement adhéré au changement, engageant encore plus loin la révolution du libre- échange en négociant des accords avec Israéˆl, la Jordanie, le Chili, le Costa Rica et l’Amérique centrale, de mé‚me qu’en faisant part de sa volon- té de négocier avec tout partenaire de bonne foi. En clair, plus question de mettre en cause la logique du libre-échange. Brian Mulroney avait bel et bien révolutionné l’approche cana- dienne de l’économie et du roÌ‚le qu’y joueraient forces du marché et ré€gles internationales.
Chez les libéraux, la conversion aÌ€ ce nouveau paradigme était évidente dans la détermination de Jean Chrétien aÌ€ réaliser le seul objectif sur lequel son prédécesseur avait buté : l’équilibre budgétaire. Les deux ministres des Finances des gouvernements Mul- roney, Michael Wilson et Don Mazankowski, étaient parvenus aÌ€ réduire la croissance des dépenses fédérales et aÌ€ rétablir un équilibre au moins fonctionnel, sans toutefois réus- sir aÌ€ contenir l’augmentation de la dette. Comme l’a noté Andrew Coyne, chaque dollar s’ajoutant aÌ€ la dette des années Mulroney reflétait en fait le couÌ‚t des intéré‚ts encourus sur la dette accumulée par Trudeau, lequel couÌ‚t était beaucoup plus élevé qu’escompté aÌ€ cause des hauts taux d’intéré‚t provo- qués, également, par Trudeau.
Jean Chrétien et Paul Martin réus- sirent laÌ€ ouÌ€ Brian Mulroney avait échoué. Dé€s le budget de 1995, ils sabré€rent dans les dépenses pour dégager en 2000 le premier d’une série ininterrompue de surplus budgétaires, dont une partie a permis de rembourser la dette accumulée dans les années 1960 et 1970. La magie de la croissance économique composée s’est mé‚me mise de la partie, faisant graduellement bais- ser la part de la dette publique par rapport au PIB, qui chutera de 70 aÌ€ 40 p. 100 en moins d’une décennie.
L’exemple d’Ottawa a été en partie suivi par les provinces, sous la pression causée par la réduction des transferts fédéraux mais aussi parce que les électeurs semblaient préférer les gou- vernements de taille réduite. Si les Ontariens ont brié€vement flirté avec le NPD dans les années 1990, ils ont sitoÌ‚t apré€s élu par deux fois le conservateur Mike Harris. Et en Alberta, Ralph Klein a démontré aÌ€ ses homologues provinciaux que la rigueur financié€re fai- sait un excellent programme tout en rapportant de solides dividen- despolitiques.AÌ€ lamé‚meépoque au Québec, Lucien Bouchard adoptait sa politique du déficit zéro.
Les retombées de ce tournant ont été manifestes tout au long des années 1990 et jusqu’au début du présent sié€cle. Dans sa revue annuelle de la performance économique du Canada de décembre 2004, le Fonds moné- taire international conclut que « la récente performance macroéconomique du Canada est enviable et reflé€te les avantages d’institutions saines et de politiques fortes (…). La croissance de l’économie canadienne est la plus forte du G7 depuis 1997. » Notre pays n’est certes pas exempt de problé€mes, de la faible croissance de sa productivité jusqu’aux conséquences d’une gestion extravagante de la demande, en passant par l’effritement de ses infrastructures et les dysfonc- tionnements de son systé€me de santé. Mais le cadre politique et financier qui lui servira aÌ€ les résoudre demeure fondamentalement sain.
De nation commerçante, le Canada est devenu, en 25 ans, un pays de commerçants. En 1980, notre activité commerciale reposait encore largement sur nos ressources ainsi que sur un nom- bre restreint de produits, de clients et de fournisseurs. Les échanges de biens et services totalisaient 188 milliards en dollars courants, soit pré€s de 60 p. 100 du PIB. Stimulé par l’ALE, ils ont fait un bon prodigieux et se sont beaucoup diversifiés en termes de pro- duits, de clients et de fournisseurs, mé‚me si les échanges restaient circon- scrits aÌ€ l’Amérique du Nord. C’est ainsi que, en 2000, nos échanges atteignaient le chiffre sans précédent de 900 mil- liards de dollars ou 90 p. 100 du PIB, fléchissant légé€rement depuis lors en raison d’une croissance intérieure plus rapide que celle observée sur les marchés extérieurs. Les échanges bilatéraux entre le Canada et les EÌtats-Unis représen- taient en 1980 les deux tiers environ de toute notre activité commerciale, ou 40 p. 100 du PIB. Vingt ans plus tard, ce chiffre avait presque doublé pour attein- dre 700 milliards en dollars canadiens, ce qui représentait 75 p. 100 de tous nos échanges et 70 p. 100 du PIB. Les flux bidi- rectionnels d’investissements directs aÌ€ l’étranger (IDE) ont de mé‚me atteint de nouveaux som- mets : avoisinant les 10 milliards au début des années 1980, leur valeur avait bondi aÌ€ 340 mil- liards en 2000, traduisant un équilibre nettement plus favo- rable entre les flux provenant du Canada et des EÌtats-Unis.
Mé‚me si le FMI n’a pas cité l’intégration transfrontalié€re au nombre des éléments clés du cadre politique soutenant notre performance économique, nous croyons qu’elle en est le deuxié€me élément en importance. Depuis 20 ans, le Canada et les EÌtats-Unis se sont théoriquement engagés aÌ€ s’en tenir aÌ€ une zone de libre-échange, mais on a assisté en pratique aÌ€ l’essor de deux économies de plus en plus interdépendantes. L’axe est-ouest artificiel de l’économie cana- dienne de l’apré€s-Confédération a été remplacé économiquement et géo- graphiquement par une tendance nord- sud plus naturelle. En matié€re de fabrication et de services, les échanges et les investissements intégrationnistes ont de mé‚me remplacé l’ancien schéma fondé sur les ressources. S’appuyant sur des objectifs, des besoins et des perspec- tives globalement semblables, nos deux gouvernements ont en outre élaboré une structure de liens et réseaux formels et informels qui facilitent la convergence dans la conception et l’implantation de plusieurs réglementations, simplifiant et multipliant par le fait mé‚me d’autres types d’échanges entre les deux pays.
Le vent a donc tourné dans les années 1980, mais tournera-t-il de nouveau pour inciter les gouverne- ments aÌ€ renouer avec l’intervention- nisme, l’indiscipline budgétaire et l’ambition de diversifier nos échanges pour moins dépendre des EÌtats-Unis? Sans doute pas. Des voix se lé€vent de temps aÌ€ autre pour réclamer un retour aux grisantes années 1960, mais les gouvernements résisteront suÌ‚rement aÌ€ cette tentation. Pour deux raisons. Parce que les Canadiens aiment ce pays tel que l’ont façonné les politiques des 25 dernié€res années ”” malgré ce que nos élites peuvent en penser ”” et qu’ils n’ont aucune nostalgie du passé. Par ailleurs, un des aspect clés de l’héritage de ce quart de sié€cle réside dans la volonté expresse des gou- vernements de s’interdire un retour aÌ€ l’interventionnisme économique des années 1960 aÌ€ 1980 en se liant aÌ€ des accords bilatéraux, régionaux et multi- latéraux.
Progressivement mais avec une détermination croissante au cours des 50 dernié€res années, ils se sont départis avec enthousiasme de bon nombre d’instruments économiques et indus- triels interventionnistes et se sont fer- mement commis, en signant des accords internationaux sur le com- merce et les investissements, aÌ€ favori- ser des politiques axées sur le marché. S’ils ont consenti aÌ€ délaisser cet arsenal de mesures étatiques, c’est qu’ils étaient persuadés qu’il en allait de l’in- téré‚t aÌ€ long terme des citoyens de réguler cette tendance naturelle mais autodestructrice des gouvernements démocratiques aÌ€ se gagner les faveurs de leur électorat aÌ€ coups de mesures populistes comme les tarifs douaniers, les quotas d’importation, les subventions, l’aide au développement régional, la régulation de l’offre et autres traitements préféren- tiels. Il reste de nombreux caps aÌ€ franchir, mais l’orientation politique du pays est désormais si fermement liée aÌ€ des engage- ments nationaux et interna- tionaux qu’on a du mal aÌ€ envisager un véritable retour de balancier.
Absolument indispensable au fonctionnement des marchés, la ré€gle de non-discrimination compte parmi les ré€gles fonda- mentales des accords modernes de commerce et d’investisse- ment. En revanche, le concept de discrimination est l’essence mé‚me de la gouvernance. Les accords commerciaux ont par con- séquent réduit la portée de l’activisme gouvernemental. Au sein des nations, le repli de l’EÌtat a modifié le statut de nom- breux groupes et les rapports de pouvoir traditionnels. Syndicats, régions défa- vorisées et secteurs économiques pro- tégés ont tous perdu aÌ€ différents degrés leur influence politique, conséquence directe de la capacité réduite des gou- vernments d’influer sur la vie des gens.
Mais tout en jugeant improbable une réorientation fondamentale au cours du prochain quart de sié€cle, force est de reconnaiÌ‚tre que l’orienta- tion adoptée depuis 25 ans ne fait pas l’unanimité. Certains considé€rent par exemple qu’en réduisant le pouvoir de discrimination des gouvernements, les accords commerciaux entravent la réa- lisation de nombreux objectifs poli- tiques. Sous le couvert de menaces aÌ€ la « souveraineté » ou aÌ€ l’« identité nationale », ces critiques s’inquié€tent en fait de savoir qui dirige, aÌ€ quelles fins et selon quelles méthodes.
Deux groupes surtout conti- nueront de rivaliser pour attirer l’at- tention : les « rénovateurs » et les « anxieux ». Il est relativement simple de comprendre les motivations des premiers, qui cultivent une vision ra- dicalement différente de la société et dénoncent non seulement les accords commerciaux mais tout ce qui définit la vie et la gouvernance modernes. Ces tenants d’une gauche étatiste et collec- tiviste voudraient transformer le monde en une nouvelle Jérusalem, ils se rallient autour des mots d’ordre de justice et de compassion, et craignent par-dessus tout la logique de marché, la grande entreprise et la liberté indi- viduelle. Notamment graÌ‚ce aÌ€ l’Internet, ils ont pu gonfler leur influ- ence par rapport aÌ€ leur nombre et créer des réseaux transfrontaliers. Mais les politiciens canadiens ne s’en sont pas laissé compter, sachant qu’ils ne pé€sent pas tré€s lourd dans les urnes. Et si leurs idéaux leur attirent parfois une certaine sympathie, la population sent parfaitement qu’aÌ€ la lumié€re des mesures qu’ils préconisent, le remé€de serait généralement pire que le mal.
Les anxieux sont cependant beau- coup plus nombreux et influents, les rénovateurs ayant d’ailleurs appris aÌ€ exploiter leur angoisse. Ils sont porteurs de craintes tré€s variées auxquelles on peut répondre dans la plupart des cas, mais dont la somme peut agir sur l’opi- nion publique au point d’influer sur cer- taines orientations gouvernementales. Le rythme des changements économiques étant de nos jours beau- coup plus rapide, par exemple, il peut chambouler sans préavis la vie de cer- tains segments de la population, mé‚me si c’est au profit de la majorité. Parfois amplifiées, les craintes des anxieux n’en sont pas moins légitimes dans bien des cas. D’ouÌ€ l’approche graduelle de la libéralisation des échanges adoptée par les gouvernements, soucieux d’accorder aÌ€ la population le temps nécessaire pour calmer son inquiétude. C’est dans ce mé‚me but que les négociations et les accords commerciaux accordent une place de plus en plus grande aux ré€gles de transparence et d’imputabilité. Mais, en définitive, une politique économique rigoureuse devrait sans doute continuer de recevoir l’aval des Canadiens, dans la mesure ouÌ€ on aura pris soin de l’expli- quer clairement.
Un marché qui fonctionne bien met en jeu des forces profondé- ment démocratiques ; l’accélération du processus d’intégration découle naturellement des milliards de déci- sions sans lien apparent que les gens prennent chaque jour pour se nourrir, se vé‚tir, se déplacer ou se divertir, et plus généralement pour dépenser les ressources dont ils disposent. Au Canada comme aux EÌtats-Unis, ces choix privilégient massivement les pro- ducteurs et les fournisseurs nord-améri- cains. Ceux qu’inquié€te le « déficit démocratique » devraient se rassurer aÌ€ l’idée que rien n’est plus démocratique qu’un marché permettant chaque jour aux Canadiens et aux Américains d’ex- primer leurs préférences. Les Canadiens ont ainsi montré qu’ils appréciaient le géant Wal-Mart et ne regrettaient pas outre mesure la disparition d’Eaton. Au jour le jour, leurs décisions de consom- mation indiquent aux sondeurs d’opi- nion que l’intégration économique ne les effraie pas.
Les accords internationaux sont donc venus réprimer un interven- tionnisme économique qui n’a plus la faveur d’une majorité de Canadiens, bien que la propension aÌ€ l’ingérence reste forte. Mais dans les prochaines décennies, celle-ci se traduira plus vraisemblablement par des mesures destinées aÌ€ améliorer la qualité de vie plutoÌ‚t qu’aÌ€ influer sur la performance économique. AÌ€ mesure que les gouvernements ont délaissé depuis un quart de sié€cle les entreprises publiques et l’ingérence réglementaire, ils ont canalisé leur action vers d’autres formes de régle- mentation liées notamment aÌ€ la suÌ‚reté des produits ou aÌ€ l’environ- nement, aÌ€ la promotion des droits de la personne ou de certains modes de vie. Ces nouveaux types de réglemen- tation engendrent leurs propres con- séquences économiques dont on doit controÌ‚ler les excé€s aÌ€ l’aide d’ap- proches différentes. Au lieu d’adopter des ré€gles internationales visant aÌ€ supprimer ces nouvelles formes d’in- tervention, les gouvernements cherchent aÌ€ collaborer aÌ€ l’établisse- ment de normes et d’approches com- munes. Pour le Canada, cet effort de collaboration se focalisera de plus en plus sur les EÌtats-Unis.
Pour les Canadiens, l’asymétrie des pouvoirs et des ressources a tou- jours été une motivation déterminante pour privilégier les échanges réglemen- tés et éviter les approches plus souples fondées sur les institutions. Les négoci- ations du GATT et de l’OMC sur le plan multilatéral, puis de l’ALE et de l’ALENA sur le plan continental, ont en partie été menées en vue de compenser les han- dicaps du Canada comme lieu d’in- vestissement en Amérique du Nord et aider aÌ€ réduire l’écart entre ses pouvoirs et ceux des EÌtats-Unis. Des négociations conclues au bénéfice réciproque des deux pays, mais qui restent inachevées.
Le défi stratégique du gouverne- ment canadien consiste donc aÌ€ déter- miner s’il vaut mieux favoriser ou empé‚cher l’intégration économique nord-américaine. AÌ€ ce sujet, il lui faudra d’abord comprendre la texture des rela- tions bilatérales, qui touchent les Canadiens d’une manié€re qui dépasse largement la capacité de tout régenter des gouvernements. La gauche désué€te s’insurgerait évidemment contre toute politique visant ouvertement aÌ€ favoriser l’intégration, mais nulle part ne pro- pose-t-on des mesures destinées aÌ€ empé‚cher sa progression. Qui, en effet, voudrait imposer des restrictions aux 200 millions de séjours d’une journée et plus que les Canadiens font chaque année aux EÌtats-Unis, aux 45 000 pas- sages de camions par jour, aÌ€ la cons- truction du pont de Windsor annoncée en décembre ou aÌ€ l’extension du prédédouanement dans les aéroports canadiens? L’intégration est l’option par défaut, tout simplement, et la meilleure stratégie gouvernementale se résumera aux mesures qui en assureront la progression.
Dans ce contexte se multiplient d’ailleurs les enjeux qui réclament des solutions novatrices, dont nous profiterions sur le double plan économique et social. Bien conçus et mis en œuvre, les accords éco- nomiques offrent aux gou- vernements une excellente base pour s’attaquer aÌ€ des priorités autres que commerciales. En raffermissant leur confiance réciproque en tant que partenaires économiques, le Canada et les EÌtats-Unis seraient ainsi plus enclins aÌ€ régler en concertation d’autres problé€mes comme le terrorisme ou l’interdiction des sub- stances illicites.
Pour tirer pleinement parti des avantages de leur interdépendance croissante, nos deux pays ”” et le Mexique éventuellement ”” doivent relever trois défis fondamentaux :
-
Minimiser le roÌ‚le des frontié€res dans les décisions de commerce et d’investissement, y compris les couÌ‚ts de conformité et les frais potentiellement liés aux retards.
-
Limiter l’effet des écarts régle- mentaires, en ce qui touche égale- ment les couÌ‚ts de conformité ; aÌ€ ce propos, les accords intergou- vernementaux et l’intégration silencieuse ont certes amoindri ces écarts en accentuant la con- vergence réglementaire, mais ils ne les ont pas supprimés et n’ont pu empé‚cher la création de nou- veaux écarts en matié€re de ré€gle- ments, d’objectifs, d’implantation et de conformité.
-
Améliorer la gestion des relations canado-américaines et renforcer les cadres institutionnels et procé- duraux pour aplanir les écarts, réduire les conflits et assouplir les conditions d’adaptation au changement.
L’élaboration de mécanismes institutionnels servant aÌ€ résoudre les problé€mes et aÌ€ promouvoir l’établissement de ré€gles adaptées au marché nord-américain est indispensable aÌ€ la concrétisation de ces défis. Historiquement, nos deux pays ont géré au cas par cas la complexité des liens qui les unissent. Chacun a toujours pris grand soin d’empé‚cher qu’un différend en particulier ne compromette l’ensem- ble de leurs relations. Ce pragmatisme a sans doute longtemps profité aÌ€ l’un et aÌ€ l’autre, mais il est désormais obsolé€te. Avant le 11 septembre 2001, on pouvait juger selon leur mérite les initiatives de resserrement des liens économiques et commerciaux. Mais aÌ€ l’évidence, les EÌtats-Unis opposeraient aujourd’hui une fin de non-recevoir aÌ€ toute proposition du genre qui ferait l’impasse sur les ques- tions de sécurité.
Tous les aspects de la politique étrangé€re et commerciale du Canada reposent sur ses liens avec les EÌtats-Unis. Ce n’est qu’avec les Américains que les Canadiens entretiennent une relation qui englobe presque tous les aspects de ses politiques publiques, de son développement économique et de ses rapports humains. Notre premier défi consiste donc aÌ€ gérer les forces d’une intégration silencieuse qui nous rap- proche chaque jour un peu plus de notre imposant voisin, cela afin d’en maxi- miser les avantages. Un voisin avec lequel nous devons réinventer un modus vivendi qui libérera l’énergie politique indis- pensable au renouvellement de notre politique étrangé€re et commerciale.
En 1985, la Commission Macdonald recommandait que « les politiques économiques canadiennes soient de plus en plus pensées en termes de contexte global. Cela nécessite une reconnais- sance plus complé€te de modifications structurelles et aÌ€ longue échéance, en particulier dans les domaines du com- merce, de la technologie et du roÌ‚le des gouvernements. » Une recommanda- tion que les Canadiens ont fort bien appliquée au cours des 20 années qui ont suivi. Mais leur défi actuel a quelque peu changé. Sans tourner le dos aÌ€ la conjonc- ture internationale, ils auraient tout intéré‚t au cours du prochain quart de sié€- cle aÌ€ envisager sans détour leur participa- tion aÌ€ une économie nord-américaine fortement intégrée. Pour y parvenir, ils doivent collaborer avec leur voisin américain au cadre institutionnel qui leur permettra de tirer parti d’une inté- gration en pleine accélération. (Article traduit de l’anglais)