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Le recours croissant des provinces à la disposition de dérogation de la Charte canadienne des droits et libertés a récemment fait les manchettes, bien que le premier ministre de l’Ontario Doug Ford ait subitement fait marche arrière dans le dernier exemple en date. Seulement quelques jours après avoir invoqué cette disposition pour soustraire à une contestation fondée sur la Charte une loi spéciale interdisant aux travailleurs de l’éducation de faire la grève, il en a ainsi décidé l’abrogation.
Entre-temps, la Cour d’appel du Québec entendait les arguments dans le litige relatif à la loi 21 sur la laïcité de la province. Les avocats de plusieurs groupes ont alors exhorté les juges à revoir l’entendement de ce que doit faire une législature pour soustraire une loi à une contestation fondée sur la Charte.
J’estime qu’il est grand temps pour le Canada de mener un solide débat public sur les circonstances qui légitiment le recours à ce mécanisme de la Charte. Je soigne ici mes mots : par « recours légitime », j’entends un usage qui soit conforme à la morale politique et se justifie par des motifs rationnels.
Légitimité et légalité sont deux choses différentes. La légalité a trait aux conditions que doit remplir une législature pour assurer la validité d’un recours à la disposition de dérogation, empêchant ainsi que la loi visée soit invalidée au motif d’une violation des droits. La Cour suprême du Canada s’est prononcée sur ces conditions il y a quelque 35 ans, dans la décision Ford c. Québec. Adoptant une approche formaliste, elle avait alors jugé qu’une législature peut simplement dresser la liste des articles de la Charte auxquels elle déroge, sans énoncer ni indiquer les raisons de sa démarche.
Elle avait aussi accepté qu’une législature puisse invoquer préventivement la disposition, en amont de toute contestation constitutionnelle. La Cour suprême avait formulé cette approche peu après l’institution de la Charte. Au fil du temps, elle a modifié son approche d’autres cas de jurisprudence constitutionnelle. Rien n’indique donc que son approche formaliste de 1988 soit imperméable à semblable évolution. Mais c’est une autre question.
À défaut de distinguer la légitimité et la légalité du recours à la disposition de dérogation, tout débat restera stérile. Souvent, les critiques des gouvernements qui l’invoquent – pour modifier les lois électorales, comme en Ontario, ou exclure de certains emplois de la fonction publique les musulmanes et les citoyens portant des signes religieux, comme au Québec – déplorent en réalité son usage illégitime. Tout aussi souvent, les élus et leurs soutiens rétorquent qu’il est parfaitement légal de faire usage d’une disposition inscrite dans la Charte, ajoutant parfois que leur gouvernement a été dûment élu. De tels échanges relèvent du dialogue de sourds et n’engagent véritablement aucune des parties, puisqu’elles se focalisent sur des notions différentes.
Fondamentalement, le fait d’être autorisé à mener une action ne suppose pas qu’il soit judicieux ou légitime d’exercer cette autorité. Comme en témoignent d’autres situations. Dans notre régime parlementaire, le premier ministre peut donner avis au lieutenant-gouverneur de dissoudre l’Assemblée et de déclencher des élections générales. Or l’exercice de cette prérogative peut être jugé discutable ou infondé. Ainsi, les électeurs pourront sanctionner un gouvernement qui les rappelle aux urnes trop tôt après le dernier scrutin. Et s’ils peuvent y voir une tentative opportuniste ou inutile de tirer profit de sondages favorables, ils ne mettent pas en cause la légalité du processus. Un premier ministre peut aussi demander au lieutenant-gouverneur de proroger l’Assemblée. Ici encore, cet exercice légal du pouvoir pourra provoquer de vifs débats sur son bien-fondé ou sa légitimité. Tout comme l’exercice du pouvoir de nomination des titulaires de charges publiques peut être parfaitement légal dans un cas, tout en suscitant d’âpres discussions.
La disposition de dérogation résulte d’un compromis que le gouvernement de Pierre Elliot Trudeau avait établi avec les provinces pour obtenir leur appui (sauf celui du Québec) au rapatriement de la Constitution de 1982. Les provinces l’avaient spécifiquement exigée pour que les législatures – et non les tribunaux – aient le dernier mot sur l’opération d’une loi touchant à certaines questions liées aux droits fondamentaux. Quarante ans plus tard, il n’existe toujours pas de grille d’analyse permettant d’évaluer les décisions de nos élus qui soutiennent l’application de lois pourtant contraires à nos droits et libertés.
Dans un autre texte, j’avais déjà identifié certains facteurs qui pourraient servir à cette fin. Je suggérais notamment qu’il serait utile d’examiner les raisons qui incitent les provinces à invoquer la disposition de dérogation, que ce soit au nom du bien public ou par intérêt partisan. Il faudrait aussi mesurer l’ampleur de ses conséquences sur les minorités que la Charte vise précisément à protéger contre l’oppression de la majorité. Et déterminer si les gouvernements pondèrent des facteurs en matière de droits différemment que les tribunaux ou bien s’ils manifestent plutôt un mépris envers les droits fondamentaux et le rôle des tribunaux à leur égard. On pourrait enfin examiner l’éventail des points de vue entendus au cours du processus législatif.
Je pousserais ici la réflexion plus loin. La Cour suprême a dressé une liste de questions ou facteurs servant à déterminer le caractère raisonnable ou justifiable des restrictions aux droits garantis par la Charte (article 1). Ne serait-il pas bénéfique de s’y référer pour la disposition de dérogation ? L’article 1 établit qu’une loi doit reposer sur un objectif réel et urgent. Il exige aussi que les mesures législatives retenues aient un lien rationnel avec cet objectif et ne constituent qu’une atteinte minimale aux droits. Il vise enfin une proportionnalité entre les effets préjudiciables et l’objectif recherché. Lorsqu’une législature adopte une loi tout en sachant que celle-ci imposera à certains droits des restrictions qu’un tribunal ne jugerait ni raisonnables ni justifiées, ne serait-il pas utile de connaître le raisonnement qui a motivé sa décision ?
En clair, je ne soutiens pas que la légalité de la disposition de dérogation doit dépendre de la façon dont les tribunaux jugent la réaction d’un gouvernement à ces différents facteurs. Plutôt, j’avance que les questions servant aux tribunaux à établir le caractère raisonnable des restrictions pourraient aider d’autres acteurs à évaluer, d’un point de vue politique, la légitimité du recours à cette disposition.
Les gouvernements pourraient ici se montrer proactifs. Au moment de déposer une loi protégée par la disposition de dérogation, ils pourraient présenter à l’examen du public leur raisonnement vis-à-vis de ces questions. D’ailleurs, une députée ontarienne a proposé un projet de loi qui exigerait le procureur général à dévoiler les justifications pour chaque recours à la disposition de dérogation. Or, si le gouvernement n’offre pas ses motifs, les partis d’opposition, les médias, les experts, la société civile et le grand public pourraient bien les lui demander.
Il faut sans doute considérer d’autres éléments pour établir l’usage légitime de la disposition de dérogation. Mais les questions et facteurs présentés ici pourraient offrir un bon point de départ.
Comme je l’ai souligné avec Eric Mendelsohn, l’électorat devrait jouer un rôle crucial de surveillance quant à l’usage de cette disposition. D’autant plus que son application ne peut durer plus de cinq ans, soit le délai maximal entre deux élections générales. À l’heure où nos législateurs invoquent de plus en plus souvent la disposition de dérogation, nous devons permettre aux citoyens d’exercer un véritable contrôle sur son usage et concevoir de meilleurs outils à cet effet.