Cet article est le second d’une série de deux textes sur le pouvoir dérogatoire. Retrouvez le premier article ici.

Dans un texte précédent, nous avons examiné la question de la légitimité de la clause nonobstant. Nous nous demanderons maintenant si le pouvoir dérogatoire est compatible avec le fédéralisme, le constitutionnalisme et la démocratie constitutionnelle.

Respect des grands principes de l’État

Le fédéralisme suppose ou postule le respect de la diversité intrinsèque à un pays et permet, si on le compare à d’autres modèles étatiques plus centralisés, une organisation plus flexible des pouvoirs dans l’État. Cette flexibilité rend possible l’adaptation du fédéralisme  aux différents contextes sociopolitiques et sociodémographiques auxquels il est exposé. Le pouvoir de dérogation s’inscrit précisément dans cette dynamique, puisqu’il permet à une entité fédérée (une province comme le Québec par exemple) de faire des choix collectifs différents de ceux de ses partenaires fédératifs.

Quant au constitutionnalisme, il suppose la supériorité ou la prédominance de l’ordre constitutionnel dans un État. Or, au Canada, le pouvoir dérogatoire fait partie du cadre constitutionnel lui-même. Il vise à assurer un meilleur respect de la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Cet équilibre entre les pouvoirs est même l’un des fondements des démocraties représentatives, et c’est ce qui les distingue des régimes despotiques ou dictatoriaux, lesquels pratiquent une concentration poussée des pouvoirs et se situent à l’opposé du spectre ou de l’échiquier politique . Cet équilibre est au cœur du constitutionalisme, ou du moins il lui est essentiel. Contrairement à ce que certains prétendent, le pouvoir dérogatoire n’affaiblit pas la Charte canadienne des droits et libertés. Au contraire, il en fait partie. Il vise à assurer une juste prise en compte des intérêts collectifs, ce qui s’avère particulièrement nécessaire dans un contexte où, comme au Canada, la tradition tant juridique que culturelle témoigne d’un profond engouement pour les droits et libertés individuels.

En ce qui a trait cette fois à la démocratie constitutionnelle, elle est quelque peu différente de la démocratie tout court. En effet, si cette dernière repose essentiellement sur la volonté de la majorité de la population dans une situation ou unité politique donnée, la première est quant à elle nettement plus complexe. Elle fait appel à l’interaction des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires dans la poursuite de deux objectifs, l’un étant la mise en œuvre de ce que l’on pourrait appeler la « volonté collective », l’autre étant la protection des groupes minoritaires. Le législateur, le gouvernement et les tribunaux ont chacun un rôle à jouer à l’égard de l’atteinte des deux objectifs en question. La démocratie constitutionnelle implique donc à la fois le respect de la volonté majoritaire de la collectivité et celui des droits des minorités, en particulier de leurs droits constitutionnels.

En d’autres mots, la démocratie constitutionnelle est une démocratie où les droits des individus et des minorités se mêlent à la volonté de la majorité, de sorte que cette dernière ne puisse mettre ces droits en péril. Elle n’empêche toutefois pas l’État de faire certains choix de société qui sont essentiels à sa propre préservation.

Un équilibre délicat

Dans le cas du Québec plus particulièrement, le grand défi qui se pose est celui de concilier l’expression de sa dimension nationale et de son identité particulière avec le respect des droits constitutionnels des individus et des groupes minoritaires qui le composent. Ce défi ne peut être relevé que dans la mesure où, dans certains cas, l’État québécois peut faire des choix identitaires fondamentaux, des choix qu’il juge indispensables à l’affirmation de sa spécificité face à ses partenaires fédératifs. C’est précisément cela que permet le pouvoir de dérogation.

Dans cette veine, au cours des ans s’est développée une véritable théorie québécoise du pouvoir dérogatoire. En effet, le Québec utilise ce pouvoir pour atteindre différents objectifs sociétaux et identitaires, voire des objectifs purement étatiques et institutionnels que ses partenaires fédératifs n’estiment pas avantageux de poursuivre.

Différentes raisons expliquent et justifient cette pratique québécoise distincte du pouvoir dérogatoire. L’une d’elles est liée à la difficulté de modifier la Constitution canadienne. En effet, la procédure de modification constitutionnelle établie à la partie V de le Loi constitutionnelle de 1982 est si difficile à mettre en œuvre, comme en témoigne l’issue malheureuse de tous les processus de négociation entamés depuis 40 ans, que les partenaires fédératifs – dont le Québec – essaient de la contourner, dans la mesure du possible.

Certes, certains diront que l’utilisation du pouvoir dérogatoire constitue une modification constitutionnelle en tant que telle, mais cela n’est pas exact, techniquement parlant. De plus, comment peut-on reprocher aux partenaires fédératifs d’utiliser l’article 33 de la Charte afin de leur permettre d’atteindre des objectifs qui sont virtuellement hors d’atteinte par la voie de la modification constitutionnelle formelle ?

La limite raisonnable des droits et libertés individuels

Une autre raison qui justifie l’usage du pouvoir dérogatoire est liée à la prise en considération, par l’État,  des intérêts et droits collectifs de même qu’aux choix collectifs qu’il fait. La disposition justificative de l’article premier de la Charte permet que les droits et libertés qui y sont énoncées soient restreints « par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique ». Elle autorise et encourage sans doute la prise en compte d’intérêts collectifs, mais elle est interprétée plutôt restrictivement jusqu’à présent par les tribunaux. Quant à lui, le pouvoir dérogatoire de l’article 33 de la Charte permet, lorsqu’il est utilisé, de contrebalancer quelque peu la situation. En réalité, nous n’en serions pas là si les tribunaux n’optaient pas aussi résolument pour une interprétation unifiante de la Charte. Nous n’en serions pas là non plus s’ils tenaient davantage compte, dans leurs jugements, des intérêts collectifs et de la spécificité du Québec, et s’ils n’appliquaient pas un test de justification aussi sévère et exigeant au niveau de l’article premier de la Charte.

Bien entendu, nous sommes conscient qu’il existe une distinction entre les droits collectifs d’un côté et les intérêts collectifs de l’autre. En effet, les intérêts de la collectivité ne reposent pas toujours sur des droits formels ou bien établis en tant que tels. On aurait tort cependant de penser que les seuls droits collectifs qui existent sont ceux qui sont reconnus dans la constitution d’un pays ou dans le reste du droit positif qui lui est propre. De fait, il y a des droits collectifs qui sont inhérents à l’existence d’une unité politique quelconque, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une nation, comme c’est le cas pour le Québec. Il y a aussi des droits collectifs qui découlent d’une reconnaissance politique, à défaut de découler d’une reconnaissance juridique ou judiciaire. Or, un pouvoir dérogatoire permet à une communauté spécifique de prioriser les intérêts collectifs, de mettre en valeur des droits collectifs ou, tout simplement, de faire des choix collectifs particuliers. Nous entendons par « choix collectifs » le fait de la part d’un État de retenir un modèle social ou économique donné ou de chercher à atteindre des objectifs identitaires précis.

Du reste, faut-il rappeler la non-adhésion du Québec au rapatriement de la Constitution ? Dans un tel contexte, le pouvoir dérogatoire reste l’un des seuls moyens dont dispose le Québec pour s’opposer au cadre constitutionnel par trop rigide et intégrateur qui lui a été imposé en 1982.

Enfin, mentionnons que le pouvoir de dérogation de l’article 33 de la Charte sert la cause de l’unité canadienne, notamment en permettant au Québec de faire valoir son originalité à l’intérieur de l’ensemble fédératif canadien, un ensemble qui a malheureusement parfois tendance à broyer sa diversité intrinsèque au profit d’une construction nationale (nation building) qui tend à niveler tout sur son passage.

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Benoît Pelletier
Benoît Pelletier est avocat émérite, docteur en droit et professeur éminent à l’Université d’Ottawa. En tant que constitutionnaliste, il est fréquemment invité par les médias à commenter l’actualité. Il a été député à l’Assemblée nationale et ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes au sein du gouvernement Charest.

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