Cet article est le premier d’une série de deux textes sur le pouvoir dérogatoire.

À l’occasion du rapatriement de la Constitution du Canada en 1982, la Charte canadienne des droits et libertés amène de nombreux changements à la structure constitutionnelle du pays. Parmi ceux-ci, un pouvoir dérogatoire, inscrit à l’article 33. Cet article, fréquemment appelé « clause nonobstant », permet aux parlements et gouvernements fédéraux, provinciaux et territoriaux de contourner ou de supplanter temporairement certains droits de la Charte.

En effet, le paragraphe 33(1) de la Charte permet au Parlement ou à une législature provinciale d’« adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 » de la Charte. 

En dépit de la fonction évidente de cet article, nombreux sont ceux qui condamnent son utilisation. Pourtant, l’article 33 est en accord avec l’esprit des lois constitutionnelles, a été examiné et confirmé par la Cour suprême, et a été utilisé à quelques reprises par le passé.

Le test des tribunaux

Dans l’arrêt Ford c. Québec de 1988, la Cour suprême du Canada a précisé qu’un législateur doit mentionner le numéro de l’article, du paragraphe ou de l’alinéa de la Charte auquel il entend déroger et indiquer clairement quelle partie d’une disposition fera l’objet d’une dérogation, le cas échéant. Quant au paragraphe 33(2) de la Charte, il prévoit que la « loi ou la disposition qui fait l’objet d’une déclaration [de nature dérogatoire] a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de ladite charte. » À notre avis, le mot-clé est « effet ». Dans la version anglaise de ce paragraphe on utilise plutôt le mot « operation ». 

Si l’on examine tant la version française que la version anglaise de l’article 33 de la Charte, il nous paraît clair que la loi ou la disposition d’une loi provinciale visée par cet article continue d’avoir effet même si elle est invalidée ou pourrait l’être au regard de la Charte. C’est même là toute l’utilité de l’article 33. 

Inapplicabilité ou invalidité

Pour bien comprendre l’effet d’un pouvoir dérogatoire, il n’est pas inutile de faire un parallèle avec la doctrine de la validité constitutionnelle d’une part, et les doctrines de l’inopérance et de l’inapplicabilité constitutionnelles d’autre part. 

En effet, dans le cas de la validité, il appert qu’une loi est nulle si, de par son caractère véritable et en raison de l’ampleur de ses empiétements dans le champ de compétence de l’autre ordre de gouvernement, elle ne relève pas de la compétence de l’assemblée législative qui l’a adoptée. 

Dans le cas de l’inopérance, une loi provinciale voit ses effets suspendus dans la mesure où elle entre en conflit avec une loi fédérale. Cette loi provinciale n’est pas déclarée invalide pour autant. Ce sont plutôt ses effets qui sont interrompus, et ce, dans la mesure du conflit et tant que dure le conflit. 

Le même raisonnement s’applique à la doctrine de l’exclusivité des compétences, selon laquelle une loi peut être déclarée inapplicable dans un situation ou un contexte particuliers, sans être pour autant déclarée invalide en entier. 

Donc, la loi ou les dispositions d’une loi fédérale ou provinciale qui recourent à la clause dérogatoire continuent de s’appliquer malgré leur invalidité réelle ou potentielle au regard de la Charte. Cela ne dure toutefois que le temps prévu par la Constitution, c’est-à-dire au plus tard cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi, après quoi la législature provinciale peut renouveler pour cinq ans de plus cette déclaration de dérogation. Ce processus de renouvellement ne connaît pas de limites, mais au moment où la déclaration n’est pas répétée après le délai de cinq ans, une disposition législative qui aurait déjà été déclarée invalide devant les tribunaux perdrait tous ses effets automatiquement. 

Une disposition légitime ? 

Certains s’interrogent sur la légitimité du pouvoir dérogatoire. La légitimité est un concept difficile à définir, et implique un examen des aspects politiques tout autant que juridiques des dispositions de l’article 33. Elle est fondée à la fois sur le soutien populaire et  le respect de l’ordre constitutionnel existant, à moins, dans ce dernier cas, qu’elle n’autorise la création d’un ordre constitutionnel complètement nouveau, fondé sur la volonté du peuple. 

Sur la question du respect de l’ordre constitutionnel, l’arrêt Ford concluait non seulement que l’usage de l’article 33 de la Charte était constitutionnel en lui-même, en tant que partie prenante de l’ordre constitutionnel et que composante du droit strict, mais qu’il était au surplus légitime. Qu’on le veuille ou non, si l’usage du pouvoir dérogatoire n’est encadré que par des règles de forme peu exigeantes, c’est question de laisser au législateur le maximum de marge de manœuvre en la matière.

Une délégitimisation juridique qui ne tient pas la route

La clause dérogatoire est bien implantée dans le paysage juridique du pays. Dans les différents jugements qu’elles rendent, les cours de justice sont influencées par l’existence de l’article 33.

On trouve toutefois des juristes qui prétendent que le législateur devrait justifier auprès des cours de justice l’exercice du pouvoir dérogatoire. Cette idée n’a aucun sens. L’article 33 de la Charte ferait alors double emploi avec l’article premier de celle-ci, en ce sens qu’il serait superflu. 

Si les législateurs devaient se soumettre à cet exercice, les tribunaux seraient contraints d’examiner le bien fondé de l’exercice du pouvoir dérogatoire d’une manière qui serait précisément contraire à l’esprit de cette clause. C’est sans compter que tout ce processus s’avérerait contre-productif, et amènerait les tribunaux sur un terrain très politique, alors que les cours de justice seraient obligées de vérifier la proportionnalité entre les motifs ou les objectifs invoqués par le législateur et les moyens qu’il utilise pour parvenir à ses fins.

L’équilibre des pouvoirs

En définitive, le pouvoir dérogatoire permet au législateur d’avoir, à certaines occasions, le dernier mot sur différents enjeux sociaux et politiques, plutôt que de laisser celui-ci au pouvoir judiciaire. 

Mais avant la question du dernier mot, il y a celle du premier mot. À notre avis, il n’y a aucune raison pour laquelle le pouvoir dérogatoire n’aurait pas une portée préventive, en plus d’avoir une portée « curative » (c.-à-d. réparatrice ou correctrice). Le libellé de l’article 33 en question ne contient lui-même aucune nuance permettant de croire qu’il ne s’applique qu’une fois un jugement rendu par un tribunal. Soulignons toutefois que le pouvoir dérogatoire n’empêche nullement les tribunaux d’intervenir, mais il les empêche seulement d’appliquer cette sanction judiciaire qu’est l’inconstitutionnalité.

Ceux qui soutiennent l’idée voulant que le pouvoir dérogatoire ne puisse avoir effet qu’à la suite d’un jugement d’un tribunal et non pas avant qu’un tel jugement ne soit rendu, invoquent souvent la nécessité – ou du moins l’opportunité – d’un dialogue entre les tribunaux et le législateur autour de la Charte. Comme l’énonçaient Peter W. Hogg et Allison A. Bushnell dans un article paru à la fin des années 1990, cette théorie (souvent appelée « Charter dialogue ») repose en fait sur l’idée que « les législateurs canadiens s’engagent dans un dialogue conscient avec le pouvoir judiciaire ». L’interaction entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire ressemble alors à un match de tennis entre ces deux branches de l’État, quant à la compatibilité ou non de mesures étatiques avec la Charte. 

Le pouvoir dérogatoire peut facilement s’inscrire dans ce dialogue, mais il donne néanmoins, lorsqu’il s’applique, le dernier mot au législateur plutôt qu’aux cours de justice. D’ailleurs, il pourrait être soutenu que, s’il n’y avait pas de pouvoir dérogatoire, il n’y aurait pas de dialogue : les tribunaux auraient tout simplement le dernier mot dans tous les cas. Un point c’est tout. 

Dans un second texte, nous aborderons la compatibilité du pouvoir dérogatoire avec les principes du fédéralisme et de la démocratie constitutionnelle.

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Benoît Pelletier
Benoît Pelletier est avocat émérite, docteur en droit et professeur éminent à l’Université d’Ottawa. En tant que constitutionnaliste, il est fréquemment invité par les médias à commenter l’actualité. Il a été député à l’Assemblée nationale et ministre des Affaires intergouvernementales canadiennes au sein du gouvernement Charest.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License