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Le Québec s’est doté d’un cadre juridique robuste pour affirmer le français comme langue officielle — un projet linguistique légitime et historiquement ancré. Toutefois, l’ajout de l’article 7.1 à la Charte de la langue française, dans le cadre de la Loi 96, introduit une disposition passée inaperçue, bien qu’elle soulève des enjeux juridiques majeurs : en cas de divergence entre les versions française et anglaise d’une loi, c’est désormais le texte français qui prévaut.

À première vue, cette mesure semble s’inscrire dans une démarche cohérente de promotion du français. Toutefois, elle va beaucoup plus loin : elle rompt avec plus d’un siècle de droit canadien sur l’interprétation des lois bilingues, fondé sur le principe d’égalité entre les versions officielles. Elle soulève ainsi des questions fondamentales d’interprétation, d’égalité linguistique et de respect du cadre constitutionnel.

Le principe d’égale autorité : un fondement constitutionnel

Le bilinguisme législatif est garanti au Québec par l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui exige que les lois soient adoptées et publiées en français et en anglais. Cette exigence ne se limite pas à une reconnaissance symbolique des deux langues : elle signifie que les deux versions officielles d’un texte législatif ont la même force de loi et que l’interprétation doit en tenir compte de façon égalitaire.

Ce principe, appelé « règle d’égale autorité », a été affirmé dès 1891 par la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt CPR c. Robinson, le juge Taschereau soulignait que les deux versions d’un texte législatif ont la même valeur et qu’aucune ne doit être lue isolément. Cette approche a été réaffirmée à maintes reprises depuis.

Cette approche croisée est au cœur du bilinguisme législatif canadien. Elle repose sur le principe selon lequel les deux versions officielles d’une loi forment ensemble l’expression complète et équivalente de la norme juridique. Aucune n’est dérivée de l’autre : elles possèdent chacune une autorité propre, et l’interprétation doit tenir compte de leur interaction.

La séparation tranquille/The quiet separation

Les droits linguistiques minoritaires à l’ère numérique

Mon expérience de chercheure francophone issue d’une province de common law, où le français est une langue minoritaire, ne me porte pas à privilégier une langue par rapport à l’autre, mais à affirmer avec constance que le bilinguisme législatif ne peut être authentique que s’il est égalitaire — peu importe la langue dominante dans un contexte donné.

Cette exigence d’égalité a été réaffirmée notamment dans l’arrêt Doré c. Verdun (1997), où la Cour rappelle que les deux versions d’un texte québécois assujetti à l’article 133 ont la même force de loi et doivent être lues ensemble pour en dégager le sens véritable.

Le retour d’un principe déjà contesté

C’est précisément ce principe d’égalité qui est mis à mal par l’article 7.1 de la Charte, où la rupture est explicite :

« En cas de divergence entre les versions française et anglaise d’une loi, d’un règlement ou d’un autre acte […] que les règles ordinaires d’interprétation ne permettent pas de résoudre convenablement, le texte français prévaut. »

Ce type de disposition n’est pas sans précédent. En 1977, l’article 9 de la Charte conférait un statut officiel exclusif à la version française des lois et règlements du Québec. Cette disposition a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême dans l’arrêt Blaikie c. Québec (1979), au motif qu’elle violait l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 en niant à la version anglaise toute force de loi.

En réaction, le législateur québécois a modifié la Loi d’interprétation pour y introduire une règle de préséance du français en cas de divergence. Bien que moins radicale, cette règle a elle aussi été abandonnée en 1993, à la suite de critiques doctrinales soulignant son incompatibilité avec l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867.

En réintroduisant une règle de primauté linguistique, même conditionnelle, l’article 7.1 ravive un débat que l’on croyait clos. Il marque une rupture non seulement avec la jurisprudence, mais aussi avec les principes fondamentaux établis de longue date qui gouvernent l’interprétation des lois rédigées dans les deux langues officielles.

Une réserve interprétative peu rassurante

Les défenseurs de l’article 7.1 pourraient faire valoir que la préséance du français n’est activée qu’en dernier recours, lorsque « les règles ordinaires d’interprétation » échouent. Cette clause de réserve est toutefois loin d’être rassurante.

D’abord, les « règles ordinaires d’interprétation » ne sont pas définies dans la Charte. Même si l’on suppose qu’il s’agit de la méthode moderne d’interprétation — qui commande de lire les dispositions législatives dans leur contexte, en fonction de l’objet de la loi et de l’intention du législateur —, cette référence ne résout pas la difficulté : donner préséance automatique à une version dans un tel cas demeure incompatible avec le principe constitutionnel d’égale autorité.

Ensuite, le critère de résolution « convenable » est profondément flou : s’agit-il d’un simple désaccord entre interprètes? D’un doute persistant? D’un inconfort avec une lecture conjointe? Cette imprécision ouvre la porte à une appréciation subjective du caractère « résoluble » d’une divergence, ce qui affaiblit l’obligation de comparer les textes. Un tribunal pourrait conclure trop rapidement à un échec d’interprétation comparative dès lors qu’une ambiguïté persiste, même après un examen partiel. La version française s’imposerait alors par défaut, sans qu’ait lieu l’analyse rigoureuse et contextuelle exigée par le droit canadien. Un tel mécanisme risque de faire de la clause de réserve un outil de préséance automatique, vidant de sa substance le principe d’égale autorité.

Ainsi, même si l’analyse contextuelle peut parfois conduire l’interprète à privilégier l’une des versions, ce jugement repose toujours sur une démarche interprétative rigoureuse, et non sur une préférence linguistique préétablie. L’acte de déterminer si une version traduit mieux l’intention du législateur relève rarement de l’évidence : il s’agit d’une évaluation nuancée, qui ne saurait dépendre d’une préséance linguistique établie par défaut, même lorsqu’elle est présentée comme conditionnelle.

Des effets concrets sur l’accès au droit

Cette préséance est porteuse d’effets juridiques concrets. D’une part, elle peut amener un tribunal à écarter une interprétation pourtant cohérente, au seul motif qu’elle figure dans la version anglaise. D’autre part, elle compromet l’accès des justiciables anglophones à la norme juridique : même s’ils consultent un texte rédigé dans leur langue, cette version pourrait être écartée non pas au terme d’une analyse comparative complète, mais en vertu d’une préséance automatique prévue par la loi. Cette dynamique affaiblit la reconnaissance juridique de la version anglaise comme source normative, et ébranle la confiance dans l’égalité des deux langues dans la détermination du droit applicable.

Cette situation introduit un élément de vulnérabilité juridique qui compromet l’objectif d’un accès égal au droit. En subordonnant l’une des deux versions, l’article 7.1 affaiblit l’égalité de fond qui doit exister entre les langues officielles : si l’une peut l’emporter par défaut, l’égalité devient une apparence.

Ces enjeux convergent vers une même inquiétude : en réintroduisant une hiérarchie linguistique, l’article 7.1 compromet la stabilité même du bilinguisme législatif. Il affaiblit une structure d’interprétation qui repose, depuis plus d’un siècle, sur l’idée que deux langues peuvent exprimer une seule norme juridique de manière égale.

Une tension avec la méthode moderne d’interprétation

L’article 7.1 est également difficilement conciliable avec la méthode moderne d’interprétation reconnue et appliquée de façon constante par la Cour suprême du Canada. Cette méthode repose sur une lecture intégrée du texte, du contexte, de l’objet et de l’intention législative. Elle s’applique à toutes les lois, y compris les lois bilingues.

Comme le souligne la professeure Ruth Sullivan, spécialiste canadienne de l’interprétation des lois : [TRADUCTION] « La conséquence la plus importante de la règle de l’égalité d’authenticité est qu’aucune des deux versions linguistiques ne peut être considérée comme ayant préséance sur l’autre. Toute méthode d’interprétation qui prétend résoudre les divergences entre la version française et la version anglaise d’une loi en accordant systématiquement la priorité à l’une d’elles contrevient à cette règle. »

Dans ce cadre, donner priorité au français par défaut — même dans un contexte où l’interprétation est difficile — revient à contourner l’approche comparative qui constitue le fondement même de la méthode d’interprétation au Canada.

Une réforme à repenser au nom du bilinguisme législatif

L’article 7.1 consacre une préséance linguistique qui rompt avec le principe d’égale autorité des versions officielles. En subordonnant l’une à l’autre, il affaiblit une règle d’interprétation fondamentale sur laquelle repose l’ensemble de l’ordre juridique canadien, y compris au Québec : celle d’une interprétation bilingue cohérente, stable et accessible.

Cette règle constitue un rempart institutionnel contre l’arbitraire, une garantie de sécurité juridique, et un fondement essentiel de l’égalité des citoyens devant la loi, quelle que soit la langue dans laquelle ils accèdent au texte législatif. En ce sens, l’article 7.1 va au-delà d’un simple écart méthodologique : il contrevient directement aux exigences constitutionnelles de l’article 133, telles qu’interprétées par la Cour suprême du Canada.

Cette disposition devrait être repensée, non pas au nom d’une langue, mais au nom de l’interprétation législative elle-même, qui doit rester fidèle au principe d’égale autorité. La véritable égalité linguistique ne peut se réduire à un affichage formel : elle suppose une reconnaissance équivalente de la valeur normative des deux versions d’un texte, dans leur interprétation comme dans leur application.

Un débat éclairé sur ce point s’impose si l’on souhaite préserver l’intégrité du bilinguisme législatif dans l’ensemble du régime constitutionnel canadien — y compris au Québec, où ce régime s’applique pleinement. Il en va non seulement du respect de l’ordre constitutionnel, mais aussi de la confiance des citoyens dans l’accessibilité et la stabilité du droit.

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Karine McLaren
Karine McLaren est professeure de droit et jurilinguiste à l'Université de Moncton et doctorante à l'Université Laval. Ses travaux portent sur l’interprétation des lois bilingues et l’égalité linguistique dans le régime constitutionnel canadien.

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