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À la suite des révélations d’Edward Snowden en 2013, de nombreux gouvernements ont pris conscience que l’infrastructure soutenant l’essor de l’économie numérique comportait aussi d’importantes failles de sécurité. La concentration autour de quelques entreprises technologiques conférait de facto aux États-Unis le pouvoir de surveiller une large part des communications mondiales.
Alors que des pays comme la Chine ont réagi rapidement en limitant notamment l’utilisation de services numériques américains sur leur territoire, le Canada s’est montré plus permissif, allant même jusqu’à promouvoir une plus grande intégration avec les États-Unis.
En tant qu’allié de longue date de Washington, le Canada a longtemps considéré que l’utilisation de services numériques développés par des entreprises américaines présentait plus d’avantages que de risques. Il pouvait même tirer parti du vaste réseau de surveillance américain en collaborant avec celui-ci.
Changer de cap face à l’administration Trump
Ce calcul est toutefois en train de changer. Le pays fait maintenant face à une deuxième administration Trump, de plus en plus antagoniste et belliqueuse, qui menace de cesser le partage de renseignements mais brandit aussi le spectre d’une annexion.
La dépendance à une infrastructure numérique détenue et opérée par des entreprises américaines apparait désormais comme une menace à la souveraineté canadienne. Dans ce contexte, il devient essentiel que le Canada réduise sa dépendance numérique envers les États-Unis.
Pour y parvenir, le nouveau gouvernement Carney devrait mettre en oeuvre plusieurs mesures, notamment : développer des services compatibles avec divers environnements infonuagiques (cloud-agnostic), adopter des logiciels libres, et soutenir l’émergence d’une industrie numérique nationale à l’aide d’une stratégie d’investissement pancanadienne.
Ce que signifie vraiment la souveraineté numérique
Les appels en faveur de la souveraineté numérique ne datent pas d’hier. Au cours des dernières années, plusieurs gouvernements ont invoqué ce concept dans des contextes variés. En pratique, la souveraineté numérique repose sur trois objectifs interdépendants.
D’abord, elle vise à assurer l’autonomie et la sécurité de l’infrastructure numérique d’un pays. Cela inclut la protection des infrastructures physiques critiques et des réseaux informatiques, mais aussi la garantie d’un accès aux données collectées sur le territoire national. Il arrive régulièrement que les autorités judiciaires ne puissent pas aisément accéder aux données pertinentes pour leurs enquêtes détenues par des entreprises situées à l’étranger.
Ensuite, elle suppose le maintien d’une autonomie économique. Aujourd’hui, la majorité des pays dépendent de quelques grandes entreprises technologiques américaines pour leurs services numériques. L’absence de fournisseurs nationaux rend ces pays vulnérables à des interruptions de service et à des pratiques déloyales, comme des hausses tarifaires.
Dépendante de la compagnie Starlink (SpaceX) pour ses services Internet, l’Ukraine s’est ainsi retrouvée en position de faiblesse dans ses négociations avec l’administration Trump pour obtenir un soutien contre l’invasion russe.

Enfin, la souveraineté numérique implique qu’un pays soit capable de promouvoir et faire respecter ses préférences réglementaires. En facilitant les échanges transnationaux, les technologies numériques permettent aussi à certaines entreprises de contourner les cadres nationaux en pratiquant une forme d’arbitrage réglementaire.
Adopter une approche intégrée
Au cours des trois dernières décennies, l’Union européenne et les États-Unis ont souvent divergé sur la protection de la vie privée. L’UE a cherché à faire respecter ses normes, peu importe l’endroit où les données de ses citoyens sont traitées.
Bien que certains pays adoptent parfois des politiques qui ne répondent qu’à un seul de ces objectifs, les trois dimensions sont essentielles à toute stratégie de souveraineté numérique.
En pratique, la réalisation de l’un dépend souvent des deux autres. Par exemple, l’autonomie numérique d’un pays repose largement sur l’existence d’entreprises nationales capables de fournir des services numériques. Toute tentative en ce sens doit donc adopter une approche intégrée, qui reconnait l’interdépendance de ces trois piliers.
Le Canada est-il prêt pour l’autonomie numérique?
En tant que membre du G7, le Canada dispose d’un secteur des télécommunications bien développé. À ce jour, 95,8 % de la population a accès à Internet haute vitesse. L’objectif du gouvernement Trudeau était d’atteindre 100 % d’ici 2030 – un objectif qui devrait être maintenu par le nouveau gouvernement.
En juin 2024, le Canada comptait dix systèmes informatiques dans le classement Top500 des superordinateurs les plus puissants au monde. Bien qu’aucun ne figure parmi les 100 premiers, et que ce chiffre soit inférieur à celui de pays comme la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni, le Canada dépasse néanmoins la majorité des pays dans ce domaine.
Les technologies numériques sont d’ailleurs reconnues comme des infrastructures critiques, et font l’objet de nombreuses stratégies visant à en garantir la sécurité et à prévenir toute ingérence étrangère.
En même temps, lors de la renégociation de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique sous la première administration Trump, le gouvernement s’est engagé à interdire l’adoption de politiques obligeant les entreprises à conserver sur le sol canadien les données qu’elles y collectent. Cet engagement limite aujourd’hui sa marge de manoeuvre réglementaire.

La domination des géants américains
Mais c’est surtout la dépendance croissante du Canada à l’égard des infrastructures numériques américaines qui inquiète. Comme dans de nombreux autres pays, la majorité des services infonuagiques utilisés au Canada sont fournis par des entreprises des États-Unis.
En janvier 2025, cinq entreprises américaines contrôlaient à elles seules 60 % du marché infonuagique canadien. La situation est encore plus concentrée dans le secteur des logiciels de bureautique : en septembre 2024, Microsoft (65 %) et Google (28 %) détenaient ensemble 93 % du marché.
À l’exception de TikTok, Meta et Google dominent également le paysage des réseaux sociaux et de la publicité numérique.
La menace qui pèse sur le Canada
Cette dépendance place le Canada dans une position vulnérable quant à l’accès à des services essentiels.
Rappelons que Meta a déjà bloqué l’accès aux contenus d’actualité canadiens en réaction à la Loi sur les nouvelles en ligne. Cette loi impose aux entreprises comme Meta de partager une partie de leurs revenus avec les médias canadiens.
Il est peu probable que le gouvernement américain interdise certains services numériques sur le territoire canadien, comme l’a fait Microsoft en Russie après l’imposition de sanctions européennes. Il y a toutefois des signes clairs que l’administration Trump est prête à entraver l’adoption et la mise en œuvre de réglementations canadiennes.
Le président Trump a déjà menacé d’imposer des tarifs douaniers aux pays, comme le Canada, qui maintiennent une taxe sur les services numériques touchant les entreprises américaines.
Une souveraineté numérique en trois chantiers
Renforcer notre souveraineté numérique impliquera des choix coûteux, mais nécessaires. Si le Canada s’est tourné vers des entreprises américaines pour ses services numériques, c’est parce qu’elles offrent des services de grande qualité et des avantages économiques indéniables. Ce n’est pas un hasard si les différents paliers de gouvernement et de nombreuses entreprises utilisent quotidiennement la suite Microsoft Office. Ce produit a fait ses preuves.
Cela dit, plusieurs actions concrètes permettraient au Canada de renforcer sa souveraineté.
D’abord, le Canada pourrait réduire les risques liés à sa dépendance en misant sur le développement de services infonuagiques agnostiques. Les fournisseurs de services infonuagiques proposent des outils permettant aux utilisateurs de concevoir leurs propres services numériques. Toutefois, ces outils peuvent générer des « effets de verrouillage » en rendant difficile le transfert de ces services vers d’autres plateformes.
Adopter des logiciels libres
Les services infonuagiques agnostiques, à l’inverse, s’appuient sur des outils compatibles avec diverses plateformes. Les organisations canadiennes peuvent ainsi migrer leurs services au besoin vers d’autres fournisseurs.
Ensuite, l’adoption de logiciels libres serait un levier important pour réduire la dépendance. Le code source étant accessible à tous, il devient possible de faire appel à d’autres prestataires, ou de développer une expertise à l’interne, si un fournisseur cesse ses activités ou augmente ses prix.
Bien que les logiciels libres soient parfois moins conviviaux que les solutions intégrées comme celles de Microsoft, ils stimulent l’innovation, favorisent l’investissement local et encourage le développement de l’expertise canadienne en matière de technologie numérique.
Des leaders de l’industrie soulignent aussi que les technologies en accès libre contribuent à renforcer la concurrence, notamment dans des secteurs de pointe comme l’intelligence artificielle.
Enfin, le Canada devrait activement soutenir l’émergence d’une industrie numérique nationale à travers une stratégie d’investissement ambitieuse.
Face à ce qui s’apparente de plus en plus à une menace existentielle pour la souveraineté canadienne, le temps est venu d’agir avec audace.
Une question de sécurité nationale
Dans le contexte d’une guerre commerciale ouverte avec l’administration Trump, Ottawa pourrait aller jusqu’à imposer une taxe de 25 % aux entreprises numériques américaines souhaitant soumissionner à des contrats publics, voire les exclure complètement.
De telles mesures offriraient un avantage concurrentiel aux entreprises numériques canadiennes et leur permettraient de gagner des parts de marché dans des secteurs clés.
Même si ce type de pratiques est généralement proscrit par les règles de l’Organisation mondiale du commerce, le Canada pourrait invoquer des raisons de sécurité nationale en regard des menaces d’annexion proférées à répétition par les États-Unis.
Une chose est certaine : face à une administration américaine qui agit de mauvaise foi et remet en question les normes internationales, le Canada ne doit pas hésiter. Il doit prendre des mesures fermes pour défendre sa souveraineté, tant dans l’univers numérique que dans le monde physique.