Pendant que l’attention se porte sur nos voisins du Sud, une autre partie se joue dans l’Arctique. Ce territoire, auquel on prête peu attention, est au cœur d’un bras de fer mondial et le Canada doit plus que jamais s’en préoccuper. La Russie y déploie son arsenal militaire et des navires chinois y ont été observés, confirmant l’intention de Xi Jinping de créer une nouvelle « route de la soie » polaire.

Cette forte présence étrangère dans le Grand Nord explique pourquoi Mark Carney a fait un arrêt inopiné à Iqaluit en mars dernier, en rentrant d’Europe, pour annoncer un investissement de 6 milliards de dollars dans un système radar sophistiqué.

Ce geste visait à réaffirmer la souveraineté canadienne dans cette région. Tout comme l’annonce du ministre de la Défense, Bill Blair, de la création de trois nouvelles bases de ravitaillement à Iqaluit, Inuvik et Yellowknife.

Des enjeux militaires et commerciaux dans l’Arctique

Le Nord est devenu une priorité au Canada. La politique « Notre Nord, fort et libre : Une vision renouvelée pour la défense du Canada », rendue publique en avril 2024, en est la preuve. Cette politique prévoit des hausses des dépenses militaires de 8,1 milliards de dollars sur cinq ans et de 75 milliards sur 20 ans. De quoi rattraper notre retard vis-à-vis les Russes et nous rapprocher du niveau de dépenses militaires de 2 % du PIB ciblé par les membres de l’OTAN.

À cet intérêt militaire s’ajoute un intérêt commercial. Le réchauffement climatique accélère la fonte des glaces, ouvrant des routes maritimes. On estime que, d’ici 2050, l’Arctique sera la voie d’accès la plus rapide entre l’Europe et l’Asie. Le trafic maritime dans cette région pourrait croître à un point tel que l’on compare cette hausse potentielle à la ruée vers l’or (gold rush) du 19e siècle, la qualifiant de cold rush. Elle permettrait aux armateurs d’économiser des millions de dollars en évitant le canal de Suez, celui de Panama ou le contournement du cap Horn pour passer d’un continent à l’autre.

Cette guerre larvée qui se joue en Arctique pourrait profiter aux constructeurs de brise-glaces, puisque les navires militaires et commerciaux en dépendent pour se frayer un passage à travers la banquise. Ce besoin ne disparaîtra pas avec le réchauffement climatique. Actuellement, le Canada possède seulement deux brise-glaces : le Louis-Saint-Laurent et le Terry-Fox. Les Américains n’en ont pas davantage et ne peuvent compter que sur de vieux modèles propulsés au diesel : le Healy et le Polar Star.

En comptant ceux de l’OTAN, le total s’élève tout au plus à 17 brise-glaces. Les Russes en possèdent plus du double, dont sept à propulsion nucléaire. Cet écart s’explique par le désengagement américain dans la construction navale depuis la fin de la guerre froide. Les États-Unis, jadis leaders, sont aujourd’hui au 19e rang. La Chine est première, suivie du Japon et de la Corée.

Retards américains et opportunités canadiennes

Les Américains peinent à rattraper ce retard. Un contrat donné par l’administration Trump en 2019 à Bollinger Shipyards pour construire le Polar Sentinel, le premier d’une série de trois, ne sera pas complété avant 2030. Les coûts de la série ont grimpé de 3,2 à 5,1 milliards de dollars, selon l’étude du Congressionnal Budget Office (CBO).

Le Canada s’en tire mieux, grâce au chantier naval québécois Davie. L’acquisition stratégique du chantier d’Helsinki, réalisée avec l’appui du gouvernement du Québec, lui permet désormais de produire des brise-glaces plus rapidement et à moindre coût. Une prise de choix, puisque 60 % de la flotte mondiale de brise-glaces provient de ce chantier finlandais.

Comment le Canada peut défendre l’Arctique avec agilité et en fonction de ses contraintes budgétaires.

Le Canada et le Québec pourraient tirer profit de la politique de Donald Trump, qui promet 40 nouveaux brise-glaces, ce que le président réclamait déjà dans son premier mandat. S’appuyant sur le ICE PACT (Icebraker Collaboration Effort), James Davies, président de Davie, s’est dit prêt à collaborer. Cette entente signée en juillet 2024 par Biden, Trudeau et Stubb, le président finlandais, engage les trois pays à échanger expertise et ressources pour construire les meilleurs brise-glaces pour naviguer dans l’Arctique.

Coopération fragile entre alliés et tensions géopolitiques

Trump pourrait-il déchirer le ICE PACT ? Les avis sont partagés. Jean-Yves Duclos, l’ex-ministre fédéral des Services publics et de l’Approvisionnement, croit que non. Selon lui, les États-Unis dépendent trop du Canada et de la Finlande pour construire de nouveaux brise-glaces. Justin Massie, directeur du département de science politique de l’UQAM, m’a dit croire le contraire. Le président Trump voudra favoriser l’industrie navale américaine, car pour lui, c’est America First.

« L’idée du ICE PACT était de mobiliser les chantiers des trois pays afin de rattraper le retard pris par rapport à la Russie et à la Chine. C’était un modèle de coopération entre alliés, le modèle Biden, pas celui de Trump », dit-il.

Avec ou sans ICE PACT, Donald Trump veut doter les États-Unis d’une flotte de brise-glaces dans l’Arctique pour y exploiter les ressources et assurer la sécurité de son pays en cas de tensions avec la Russie.

Le Canada face aux tensions dans l’Arctique

Les relations entre Ottawa et Moscou étant déjà tendues en raison du soutien canadien à l’Ukraine, le gouvernement a commandé le brise-glaces Polar Max au chantier Davie, au coût de 3,5 milliards de dollars. Sans être un navire militaire, il viendra renforcer la capacité de la Garde côtière à patrouiller dans l’Arctique et à surveiller les eaux intérieures, bref à y affirmer la souveraineté canadienne.

Le premier ministre du Québec, François Legault, prend la parole lors d’un événement au chantier naval Davie. En arrière-plan, une grande fresque murale montre des brise-glaces en mer.
Le premier ministre du Québec, François Legault, annonce l’octroi, par le gouvernement fédéral, d’un contrat de 3,25 milliards de dollars pour la construction d’un brise-glace de classe Polar Max, au chantier naval Davie à Lévis, Québec, le samedi 8 mars 2025. LA PRESSE CANADIENNE/Jacques Boissinot

Car le président américain pourrait aussi remettre en question le statut du passage du Nord-Ouest. Cette voie, qui serpente entre les glaces le long de la frontière canadienne jusqu’au détroit de Béring, est cruciale. Les Canadiens la considèrent comme une mer intérieure alors que les Américains estiment qu’elle fait partie des eaux internationales.

La fonte progressive de la banquise est venue raviver cette dispute en suspens depuis des décennies. Les Européens appuient la position des Américains sur cette question, tandis que la Russie la conteste, défendant sa propre voie maritime. Le Canada se retrouve ainsi en porte-à-faux avec ses alliés.

Un risque accru de conflits et une nouvelle guerre froide

La décision du Canada et des États-Unis d’augmenter leur flotte de brise-glaces dans l’Arctique, ajoutée aux visites impromptues d’officiels américains au Groenland, a fait monter d’un cran les tensions avec la Russie dans l’Arctique.

L’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN accentue aussi le risque de conflit. Tous les pays limitrophes à l’océan Arctique, sauf la Russie, sont maintenant membres de l’OTAN. Cela alimente la perception russe que l’Occident veut « l’encercler dans l’Arctique », selon Mihai Giboi de l’Institut for Peace & Diplomacy.

L’Arctique est-il devenu une poudrière ? J’ai posé la question à Frédéric Lasserre, professeur à l’Université Laval et spécialiste mondial de l’Arctique. Il ne le croit pas. « Les effectifs militaires de la Russie et sa flotte de navires n’ont rien à voir avec ce qu’ils étaient avant l’effondrement du Mur de Berlin. De plus, ses soldats sont actuellement mobilisés sur le front ukrainien et on voit mal comment elle pourrait ouvrir un autre front dans l’Arctique », dit-il.

N’empêche, les autres pays de l’Arctique prennent la menace russe au sérieux et augmentent leur budget de défense. Après le Canada, le Danemark a annoncé qu’il y consacrera 16 milliards d’euros (25 milliards de dollars CA), soit 3,2 % de son PIB. Nous replongeons dans une guerre froide où la puissance de l’arsenal militaire sert d’outil de dissuasion.

Enjeux économiques et diplomatiques

Une semaine après son élection, Mark Carney s’est rendu à Washington rencontrer le président Trump. À l’ordre du jour : la renégociation de l’ACEUM, le traité de libre-échange conclu en 2020 par ce même président.

Du côté canadien, l’enjeu est de sauver les industries de l’automobile, de l’aluminium, de l’acier et du bois d’œuvre, très dépendantes des États-Unis. Du côté américain, les enjeux géopolitiques en Arctique pourraient se glisser dans les négociations commerciales.

Donald Trump demandera-t-il au Canada de renoncer à sa souveraineté sur le passage du Nord-Ouest ? Ou que le ICE PACT soit renégocié à l’avantage des États-Unis ?

Les négociateurs canadiens s’avanceront sur une corde raide : défendre la souveraineté du pays dans l’Arctique sans froisser son partenaire commercial le plus important. Pour réussir cet exercice d’équilibre, Ottawa devra miser sur trois leviers : une modernisation accélérée de la flotte de brise-glaces, un renforcement militaire ciblé et une diplomatie musclée pour protéger le passage du Nord-Ouest.

L’Arctique n’est plus un territoire lointain et gelé. Il est devenu un enjeu central de sécurité, de commerce et de diplomatie pour les décennies à venir, auquel se greffe un enjeu de souveraineté pour le Canada, qui ne voudrait surtout pas perdre le Nord.

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Monique Grégoire
Monique Grégoire est une journaliste indépendante ayant fait carrière à Radio-Canada et TVA, en plus d’avoir publié des articles dans diverses revues, dont l’Actualité et Forces. Elle a reçu le Prix Judith-Jasmin en 2004.

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