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Les klaxonnements de camions, le tapage des mégaphones, les rues bloquées et un sentiment général de désordre autour de la Colline du Parlement durant les manifestations du convoi sont derrière nous depuis longtemps.

La communauté juridique du Canada, elle, ne fait que commencer à étudier l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence par le gouvernement Trudeau pour mettre fin à l’occupation d’Ottawa, en février 2022. Bien que la commission Rouleau ait conclu que le seuil élevé requis pour invoquer la loi avait été rencontré, la question quant à savoir si la déclaration d’une urgence publique était légale occupera vraisemblablement les tribunaux pendant encore plusieurs années.

Un test administratif et constitutionnel

Début avril, le juge Richard Mosley de la Cour fédérale a entendu les arguments à savoir si la déclaration d’urgence était conforme aux principes du droit administratif, et si les mesures adoptées en vertu de l’autorité de la déclaration étaient conformes avec la Charte canadienne des droits et libertés et la Déclaration canadienne des droits. Divers individus et groupes, dont l’Association canadienne des libertés civiles et la Canadian Constitution Foundation, ont contesté la légalité de la déclaration d’urgence et les mesures qui y sont associées.

Les querelles juridiques ayant suivi la déclaration d’urgence se sont déroulées sous les regards public et politique en raison de l’intensité du drame qui s’est déroulé sur la Colline du Parlement avant, pendant et immédiatement après la déclaration d’urgence. Les avocats des plaignants et du procureur général du Canada se sont affrontés sur une série d’importantes questions visant les documents à présenter au tribunal.

Le juge Mosley est un juriste d’une grande expérience, et il a servi aux échelons supérieurs de la fonction publique avant d’être nommé à la magistrature. Lors des audiences d’avril, il a posé des questions pointues tant aux plaignants qu’au procureur général.

Une chose semble claire : le juge Mosley ne considère pas qu’il est lié d’une manière ou d’une autre par les conclusions de la commission Rouleau. En effet, comme il l’a fait remarquer en tranchant l’une des questions procédurales soulevées dans l’affaire Association canadienne des libertés civiles c. Canada (Procureur général), la Cour fédérale a « le devoir d’entendre et de statuer sur les demandes de contrôle judiciaire », et elle ne peut pas « abdiquer cette responsabilité » (traduction libre).

En langage clair, qu’est-ce que cela signifie ? Contrairement à la commission Rouleau, le juge Mosley considérera principalement des enjeux de droit administratif et de droit constitutionnel. La Cour d’appel fédéral ferait de même si (ce qui semble inévitable) la partie défaite faisait appel de l’éventuelle décision du juge Mosley, ce qui pourrait éventuellement se frayer un chemin jusqu’à la Cour suprême du Canada.

Ces questions sont à la fois fascinantes et complexes d’un point de vue juridique, et elles pourraient finir par avoir un impact très réel.

Était-ce justifié?

Les questions relevant du droit administratif seront examinées à l’aide du cadre renouvelé de la Cour suprême du Canada, décrit en détail dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov. Ce cadre s’applique à tous les décideurs administratifs, grands et petits. Le Cabinet ne fait pas exception à la règle. Lors des années qui ont suivi l’arrêt Vavilov, les juges ont tenu compte du message de la Cour suprême selon lequel les décideurs « doivent adopter une culture de la justification », c’est-à-dire prendre des décisions qui ne sont pas seulement justifiables, mais qui sont justifiées par une analyse raisonnée. Dans de nombreux cas, les fonctionnaires de première ligne, les tribunaux avec une activité à volume élevé et les ministres du gouvernement exerçant des pouvoirs discrétionnaires de nature essentiellement politique ont eu du mal à respecter les normes de l’arrêt Vavilov.

La question qui se posera au juge Mosley sera de déterminer si les motifs du cabinet à l’égard de la déclaration d’urgence sont justifiables au regard du contexte juridique et factuel. Il devra se pencher sur des questions comme :

1. Le cabinet a-t-il abordé le texte et l’objet de la loi ?

2. Le cabinet s’est-il penché sur la preuve pertinente ?

3. Le cabinet a-t-il tenu compte les conséquences significatives d’invoquer la loi ?

Plus particulièrement, le juge Mosley devra déterminer si le cabinet avait des « motifs raisonnables » pour invoquer la loi. Ceci n’est pas un test quant à savoir si le cabinet croyait, subjectivement, qu’il y avait une bonne raison de déclarer une urgence. Le test a été délibérément conçu avec un seuil élevé, exigeant que le cabinet démontre une justification objective pour une déclaration d’urgence.

Il est difficile de savoir exactement quel test le juge Mosley appliquera. Dans d’autres contextes, une référence à des « motifs raisonnables » a été considérée comme exigeant la présence de « renseignements concluants et dignes de foi ».

La justification sera également essentielle pour résoudre les questions constitutionnelles. Les mesures prises dans le cadre de la déclaration d’urgence avaient une portée très large : les rassemblements susceptibles d’entraîner une violation de la paix étaient interdits dans tout le pays, et toute personne soutenant financièrement les manifestants, directement ou indirectement, commettait alors une infraction. Comme je l’ai noté à l’époque, les mesures couvraient « tout, allant de l’individu (n’importe où au Canada, ou même à l’étranger) qui envoie de l’argent pour soutenir ceux qui participent à un rassemblement illégal, au caissier de Quickie qui vend un bidon de propane à quelqu’un qui se rend à un rassemblement illégal ».

Ce sont des violations évidentes des droits à la liberté d’expression et d’association garantis par la Charte. En outre, les institutions financières ont été obligées de geler les comptes de toute personne visée par ces mesures extrêmement vastes. Plus encore, il n’existait aucune procédure permettant d’identifier les comptes à geler ou comment débloquer ceux gelés à tort. Il s’agit probablement d’une violation de la protection de la Charte contre les perquisitions et les saisies abusives.

Toutefois, les violations de la Charte peuvent être justifiées. Ces contraventions étaient sans aucun doute sérieuses et elles ne manqueront pas d’attirer l’attention de tous ceux qui planifient à l’avenir une manifestation de grande envergure au Canada. Mais elles se sont avérées limitées dans le temps. Le juge Mosley devra donc déterminer si une violation grave de la Charte peut être justifiée en raison de sa nature temporaire.

Le retour de la Déclaration canadienne des droits?

Finalement, la Déclaration canadienne des droits, qui a été éclipsée par la Charte lors des dernières décennies, pourrait être pertinente afin de déterminer si les mesures économiques d’urgence étaient légales. Contrairement à la Charte, la Déclaration des droits protège les intérêts à l’égard de la propriété et garantit une procédure équitable afin de déterminer les « droits et obligations ».

On a demandé au juge Mosley de conclure que la Déclaration des droits restreint la portée de la Loi sur les mesures d’urgence, ce qui empêcherait le cabinet d’utiliser la loi pour imposer des mesures qui interfèrent avec la propriété (comme l’argent dans les comptes bancaires) sans procédure équitable. Si cet argument a gain de cause, un nouveau souffle sera insufflé à la Déclaration des droits, qui a sombré dans la périphérie de la pensée juridique canadienne.

Avec ces importantes questions de droit administratif et de droit constitutionnel à résoudre, l’utilisation de la Loi sur les mesures d’urgence en 2022 par le gouvernement Trudeau gardera les avocats et les tribunaux du Canada occupés avec des enjeux qui pourraient ultimement guider les futurs gouvernements dans leur décision d’invoquer la loi et, le cas échéant, la façon de le faire cette nouvelle fois.

Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.

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Paul Daly
Paul Daly est titulaire de la chaire de recherche universitaire en droit administratif et gouvernance à l’Université d’Ottawa et blogue régulièrement sur Administrative Law Matters.

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