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À la fin du mois de mars, le Conseil de la radiotélévision et des télécommunications canadiennes (CRTC) amorcera l’audience publique la plus importante de la décennie pour la télévision québécoise et canadienne. Son but ? Réécrire la définition d’une émission canadienne et établir un cadre réglementaire pour la programmation des entreprises de télévision traditionnelles et en ligne.

Or l’approche préliminaire, élaborée dans son avis de consultation CRTC 2024-288, risque de porter atteinte à notre identité nationale et à notre souveraineté culturelle, dont la protection est au cœur de la Loi sur la radiodiffusion.

Depuis près de deux ans, le Conseil travaille à mettre en œuvre la nouvelle Loi sur la radiodiffusion comme amendée en avril 2023 par la Loi sur la diffusion continue en ligne. C’est une tâche titanesque, qui vise surtout à intégrer les géants du web (Netflix, Amazon Prime, Disney, Spotify…) dans notre système de radiodiffusion et à les obliger d’y contribuer minimalement en fonction des bénéfices qu’ils retirent du Canada.

Il va sans dire que ces géants résistent fortement à ce projet et font tout en leur pouvoir pour rendre nul et non avenu tout amendement du Parlement canadien qui les affecte directement.

Forte croissance des tournages étrangers au Canada

Les tournages télévisuels et cinématographiques étrangers entrepris au Canada par les géants du web et les studios hollywoodiens se sont accrus de façon impressionnante depuis une dizaine d’années, facilités par la valeur du dollar canadien, les crédits d’impôts fédéral et provinciaux, et l’excellence de nos technicien(ne)s et nos artisans en audiovisuel.

Toutefois, ces tournages utilisent peu ou pas de Canadiens dans les postes clés de création (scénariste, réalisateur, interprètes, directeur artistique, directeur de la photo, monteur de l’image, compositeur de la musique) et, par conséquent, ne sont pas reconnus comme « contenu canadien » par le CRTC. D’ailleurs, ces tournages ne se font presque jamais en français.

Les géants américains préfèrent s’appuyer sur les créateurs clés qui sont connus à Hollywood, ainsi que par les auditoires américains. Les Québécois et Canadiens peuvent se faire engager sur leurs tournages, à condition qu’ils remplissent ces critères. Nous pensons à Denis Villeneuve, Jean-Marc Vallée, Yves Bélanger ou Jessica Lee Gagné, qui ont bien fait carrière aux États-Unis, mais les exemples sont peu nombreux.

Le CRTC s’apprête à faire des concessions énormes

Maintenant que le CRTC projette d’imposer de nouvelles obligations en matière de programmation canadienne aux géants du web, leur représentant principal, la Motion Picture Association Canada, cherche à convaincre le Conseil de redéfinir une « émission canadienne » afin qu’elle se conforme essentiellement à ce qu’ils produisent déjà.

Écartant les exigences minimales d’une émission canadienne — présence de créateurs clés canadiens dont un scénariste ou un réalisateur, au moins un Canadien dans un rôle principal, un producteur canadien, 75 % des dépenses de la production sur des éléments canadiens — les géants du web souhaitent que leurs tournages au Canada (parfois appelés runaway Hollywood production) soient comptabilisés comme du contenu canadien afin d’éviter toute modification de leur fonctionnement actuel et à toute dépense supplémentaire.

Malheureusement, dans son approche préliminaire, le CRTC concède énormément aux géants du web et aux studios américains. En cherchant à « moderniser » les critères actuels d’une émission canadienne, le Conseil propose de qualifier les postes secondaires de chef costumier et de maquilleur principal comme postes « clés » de création, de remplacer le compositeur de musique par des « détenteurs » canadiens de droits (sans égard aux origines de la musique) et d’introduire le concept de showrunner, un emprunt de la production américaine.

Moins de créateurs canadiens, plus de contrôle financier

En effet, la présence d’un showrunner dans une production (un genre de scénariste-producteur) est une pratique américaine introduite tout récemment au Canada, mais qui n’existe pas dans les productions francophones et qui n’est pas reconnue dans les ententes collectives entre les scénaristes et les producteurs.

Selon la proposition du CRTC, un showrunner pourrait remplacer le véritable scénariste d’une émission canadienne. Ainsi, avec un showrunner, un chef costumier, un maquilleur principal et des « détenteurs » de droits musicaux canadiens, un tournage étranger au Canada serait tout prêt de se qualifier comme contenu canadien. Qui plus est, le CRTC permettrait à des non-Canadiens d’occuper jusqu’à 20 % des postes de création clés — dans le cas où le poste est occupé par plus d’une personne — au nom de la « flexibilité », de la création de « partenariats internationaux » et de l’« exportabilité ».

Si l’on acceptait que seulement 80 % d’un poste clé soit occupé par un Canadien, un scénariste ou un réalisateur responsable du tournage du pilote ou du premier épisode d’une série dramatique pourrait déterminer la majorité des choix artistiques de la série, sans être Canadien. Somme toute, le Conseil suggère d’abaisser considérablement le sens même d’une émission canadienne originale tout en accommodant les géants du web.

Une redéfinition avantageuse pour les géants du web

Il faut préciser que, par rapport à sa définition actuelle d’une émission canadienne, l’approche préliminaire du CRTC fait une concession importante à la propriété canadienne en matière de propriété intellectuelle. Outrepassant les nouvelles exigences de la Loi sur la radiodiffusion et du décret du Gouvernement canadien de novembre 2023 en matière de propriété intellectuelle, le Conseil propose que la propriété intellectuelle de toute émission canadienne soit entièrement canadienne.

Ainsi, le Conseil offre un genre de compromis dans sa proposition globale de la définition d’une émission canadienne — une réduction de la présence de créateurs clés canadiens et du contrôle créatif, en échange d’un renforcement de la propriété et du contrôle financier par les producteurs et les diffuseurs canadiens.

Le résultat des modifications proposées par l’approche préliminaire du CRTC serait la redéfinition d’une émission canadienne qui favoriserait les géants du web, les studios américains et même les grands groupes de radiodiffusion canadiens (BCE, Rogers et Vidéotron) au détriment des créateurs clés canadiens qui verraient leur importance réduite considérablement dans la définition proposée par le Conseil. Ces modifications auraient, entre autres, comme conséquence de permettre la reclassification d’un bon nombre de tournages étrangers au Canada en émissions canadiennes — à condition que les géants du web acceptent de travailler avec une maison de production canadienne.

Ainsi, le volume mesuré d’« exportations » canadiennes pourrait augmenter sans nécessairement affecter le volume réel d’activités. Des équipes de production avec peu de créateurs clés canadiens pourraient remplir les nouvelles exigences du CRTC en matière de dépenses sur émissions canadiennes ! Ce n’est pas un résultat qui respecte le décret du Gouvernement du Canada qui ordonne au Conseil « d’appuyer la détention, par des Canadiens, d’un large éventail de postes clés de création, en particulier les postes avec un degré élevé de contrôle créatif ou de visibilité. »

Protéger les créateurs tout en favorisant les coproductions

Quelle est la solution ? La meilleure option serait de retenir les grandes lignes de la définition actuelle d’une émission canadienne pour assurer la place des créateurs clés dans le contenu canadien. En même temps, le CRTC pourrait maintenir la définition d’une « coentreprise internationale » qui permet aux producteurs étrangers des pays qui n’ont pas de traité de coproduction officielle avec le Canada (sanctionné par le gouvernement du Canada), dont les États-Unis, de participer à la production d’émissions canadiennes selon des critères plus souples à l’égard de la propriété intellectuelle et du contrôle financier.

Cela respecterait les nouvelles exigences de la Loi sur la radiodiffusion et le récent décret du Gouvernement canadien en matière de propriété intellectuelle. Évidemment, il faudrait mettre un plafond sur l’utilisation de telles coentreprises afin d’empêcher un recours excessif par les entreprises en ligne étrangères.

Les grandes entreprises de programmation et de distribution canadiennes et étrangères bénéficient d’importantes économies d’échelle en radiodiffusion et sur le web, d’un haut degré de concentration industrielle, et d’un pouvoir de monopoliser ou de contrôler leurs marchés. S’ajoutent à cela, l’information imparfaite disponible auprès des consommateurs, ainsi que la tendance des géants du web et des studios américains de fonctionner sans nécessairement tenir compte des lois et de la souveraineté des nations.

En cette période d’instabilité politique et commerciale, il est essentiel que le CRTC se tienne debout et continue à défendre les objectifs fondamentaux de la Loi sur la radiodiffusion, dont notre identité nationale et notre souveraineté culturelle qui sauvegardent, enrichissent et renforcent la structure culturelle, politique, sociale et économique du pays.

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Robert Armstrong
Ancien professeur d’histoire économique et ancien haut cadre du CRTC et de Téléfilm Canada, Robert Armstrong est conseiller en radiodiffusion auprès des associations francophones. Il est l’auteur de Broadcasting Policy in Canada (2e édition, UTP, 2016) et de La télévision au Québec : miroir d’une société (PUL, 2019).

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