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Vienne est régulièrement classée comme la ville avec la meilleure qualité de vie. Sa politique du logement est régulièrement citée comme modèle, un paradis pour les locataires.
C’est aussi une ville que j’aime – moi qui suis le fils de parents viennois obligés de fuir leur ville bien-aimée après l’Anschluss de l’Autriche à l’Allemagne nazie en 1938 – et qui offre une qualité de vie et un environnement urbain incomparables.
L’année dernière, la mairesse de Montréal Valérie Plante s’est rendue en pèlerinage à Vienne à la recherche de solutions à la crise du logement. Le modèle viennois, qui allie la production municipale de logements et des logements subventionnés, est-il vraiment une référence utile pour les villes canadiennes ?
Vienne n’a pas mieux réussi à contrer les causes fondamentales de la crise actuelle du logement. Son succès indéniable comme Mecque des locataires fut le produit de conditions historiques particulières.
Au début de la Première Guerre mondiale, Vienne comptait une population métropolitaine de plus de deux millions d’habitants et se développait à une vitesse folle. On prévoyait atteindre, d’ici quelques années, une population de six millions d’habitants. Vienne était alors la capitale de l’empire austro-hongrois avec 50 millions d’habitants en pleine phase d’urbanisation.
Avec une admirable prévoyance, les autorités jetèrent les bases d’une grande métropole : lignes de tramway, zones aménagées, et les infrastructures connexes, le tout chapeauté par une administration municipale dotée de pouvoirs et d’un territoire dignes d’une capitale impériale.
Cependant, l’éclatement de l’empire après sa défaite lors de la Première Guerre mondiale a mis un terme brutal à la croissance de Vienne, soudainement devenue la capitale surdimensionnée d’une mini-république de six millions d’habitants.
La ville entame alors un long déclin démographique qui durera 70 ans. Ce n’est qu’après la chute du mur de Berlin, en 1989, que la population de Vienne a recommencé à croître, la ville étant redevenue une destination privilégiée des immigrants d’Europe de l’Est.
Vienne la rouge
Après la guerre, Vienne s’est alors retrouvée dans la position enviable (vue avec le recul) d’une administration municipale disposant des pouvoirs de taxation et de réglementation dignes d’un Land (l’équivalent d’une province canadienne), d’un territoire et des infrastructures pour accommoder le développement résidentiel des deux générations à venir.
Comme ancienne capitale impériale, la ville a également hérité des espaces verts, monuments et institutions culturelles qui demeurent des marques de commerce de sa qualité de vie.
Cependant, les premières années qui ont suivi la guerre ne furent pas faciles, marquées par l’inflation galopante, le chômage et l’agitation sociale.
En 1919, les Viennois ont élu une administration socialiste pleine de ferveur idéaliste ; ce fut la belle époque de Vienne la rouge (Rot Wien). À l’exception de la période noire 1934-1945, le parti socialiste continuera à diriger la ville, toujours au pouvoir aujourd’hui.
Pour une politique nationale en habitation
Les socialistes se lancèrent dès leur arrivée dans un projet de société révolutionnaire qui deviendra vite un phare pour des urbanistes utopistes partout : un programme massif de construction de logements, financé par une taxe sur des produits et services de luxe. Quelque 65 000 logements furent construits entre 1920 et 1934.
Plus qu’une politique de logement, il s’agissait d’un programme de progrès collectif. La plupart des projets comprenaient des écoles, garderies, cliniques, gymnases et terrains de jeux. Les architectes les plus prestigieux d’Europe furent recrutés pour les concevoir, loin des immeubles monotones généralement associés aux HLM. La qualité du design reste l’une des marques du modèle viennois.
Il importe toutefois de corriger une fausse perception. Le modèle viennois n’est pas et n’a jamais été un programme de logement social destiné aux ménages à faible revenu. Il vise tous les Viennois.
« Les logements subventionnés ne sont pas des logements bon marché pour les populations à faible revenu. Ils font partie intégrante des obligations de service public de la Ville », a déclaré Patricia Raschek, secrétaire principale du parti socialiste viennois, en juillet 2023 (traduction libre).
Un programme généreux, mais pas si simple
Le logement viennois subventionné est vu comme une obligation sociale au même titre que l’éducation, accessible à tous à l’exception des plus riches. Actuellement, tous les ménages (au moins deux personnes) dont le revenu annuel après impôt est inférieur ou égal à 85 830 euros (126 000 CAD) y ont droit, ce qui représente environ 75 % de la population viennoise.
Les logements subventionnés se présentent sous deux formes : les logements municipaux (Gemeindebau) ou les immeubles gérés par des organismes à but non lucratif (OBNL). Les premiers sont les héritiers des grands projets de Vienne la rouge, dont une bonne partie du parc immobilier a été construite avant la Seconde Guerre mondiale. Les seconds regroupent divers OBNL dont les loyers sont calculés sur la base du coût de revient.
Selon le micro-recensement de 2022, 43 % des ménages viennois vivent dans des logements subventionnés – 20,7 % dans des Gemeindebau et 22 % dans des OBNL, ce qui représente 56 % des locataires.
L’une des prémisses à la base du modèle viennois est que la concurrence du secteur subventionné fait baisser les loyers dans le secteur privé. Des études autrichiennes suggèrent que l’effet modérateur varie entre 5 et 20 % selon les conditions locales.
Le ratio entre les Gemeindebau et les OBNL a évolué au fil du temps. En 2005, la Ville a cessé de construire des Gemeindebau, devenus un fardeau financier avec une dette accumulée de 1,3 G$ – résultat de l’effet combiné de loyers figés et coûts élevés d’entretien et de rénovation d’un parc vieillissant. La construction de Gemeindebau a repris, mais elle reste marginale. La plupart des logements subventionnés construits aujourd’hui sont des OBNL, soutenus par la ville et le gouvernement fédéral sous la forme, principalement, de prêts à taux réduit.
Comme pour tout service public, l’accès à ces logements se fait par le biais d’un mécanisme administratif, en l’occurrence une agence municipale. Les candidats doivent être des citoyens autrichiens ou de l’Union européenne et résider à Vienne depuis deux ans. À la dernière lecture, environ 25 000 Viennois étaient inscrits sur des listes d’attente, les délais d’approbation variant entre deux mois et deux ans.
Les ménages à faible revenu bénéficient d’une procédure d’approbation accélérée pour des logements plus petits et à loyer réduit, appelés « Smart Wohnungen », qui se rapprochent le plus du véritable logement social. Ils représentent environ 20 % des logements attribués.
La manière dont les loyers sont fixés et contrôlés constitue une autre source de complexité. Les règlements de contrôle des loyers varient en fonction de l’âge et type de bâtiment subventionné ou non subventionné. En principe, les augmentations des loyers ne doivent pas dépasser l’inflation, mais doivent néanmoins tenir compte des coûts de rénovation.
Mieux que Toronto, mais pire que Montréal
Comparer les loyers d’un pays à l’autre est un casse-tête statistique en raison des différences de coûts et de calculs. Par exemple, les locataires viennois doivent verser un acompte à l’entrée, mais qui n’est pas pris en compte dans les statistiques.
Selon des données de 2021 tirées des recensements autrichien et canadien, les loyers mensuels moyens étaient respectivement de 857 $, 984 $ et 1678 $ à Vienne, Montréal et Toronto.
La mesure de l’abordabilité la plus couramment utilisée est le rapport entre les dépenses de logement et le revenu du ménage. Le pourcentage des ménages consacrant plus de 30 % de leur revenu au logement était, respectivement, 32 %, 20 % et 31 % pour les trois villes.
Pour les ménages locataires, les chiffres étaient 28 % et 41 % à Montréal et Toronto. Il n’existe pas de données comparables pour Vienne. Cependant, comme le pourcentage pour les locataires est systématiquement supérieur à celui pour l’ensemble des ménages, on peut raisonnablement supposer que le pourcentage de locataires viennois qui consacrent plus de 30 % de leur revenu au logement se situe dans la haute trentaine – un peu mieux que Toronto, mais moins bien que Montréal.
Ce qui nous amène à la crise actuelle du logement.
Les loyers moyens à Vienne ont augmenté d’un tiers depuis 2015, avec les plus fortes hausses depuis 2021. La dynamique fondamentale n’est pas différente de celle à Montréal ou Toronto : une population croissante face à une offre de logements anémique (figure 1). Des estimations récentes prévoient un déficit de 110 000 logements pour Vienne d’ici à 2030
« Vienne est actuellement confrontée à une grave pénurie de logements : trop peu d’appartements, des loyers élevés et peu de logements abordables. De nombreux ménages se sentent vulnérables, incapables de trouver un logement convenable » peut-on lire sur un site viennois consacré au logement, ce qui aurait très bien pu être écrit pour Montréal ou Toronto (traduction libre).
Cela ne devrait pas nous étonner.
Des causes similaires produisent des résultats similaires
L’expérience viennoise comporte plusieurs leçons pour les villes canadiennes.
D’abord, que le logement soit subventionné ou non, une hausse des coûts – de main-d’œuvre, des matériaux ou du financement – entraînera inévitablement une hausse équivalente de loyers. L’envers de la médaille de la qualité louable des logements subventionnés viennois (les loyers établis sur la base du recouvrement des coûts) est un niveau équivalent de loyer. Les loyers subventionnés ne peuvent donc pas trop s’éloigner des prix réels.
Qui plus est, logement subventionné signifie nécessairement conditions d’admissibilité. À Vienne, les immigrants récents et les non-citoyens ne sont pas admissibles. En supposant qu’une augmentation de la part des logements subventionnés est un objectif souhaitable pour les villes canadiennes, faudrait-il alors repenser les conditions de résidence et de revenu ?
Ensuite, Vienne illustre une fois de plus qu’il n’existe pas de modèle idéal de contrôle des loyers, toujours un terrain politique miné, pour réconcilier les hausses autorisées de loyer et les coûts nécessaires d’entretien et de rénovation. Lorsque les loyers sont ouverts à l’intervention politique, comme ce fut le cas des Gemeindebau, les loyers risquent de tomber en dessous des coûts, ce qui explique en grande partie leur abandon et le passage aux OBNL plus autonomes. Cette situation est un avertissement pour les municipalités canadiennes tentées de se lancer dans la construction de logements.
Mais surtout, le modèle viennois n’annule pas la loi de l’offre et de la demande. Si Vienne a pu longtemps maintenir ses loyers à un niveau relativement bas, c’est d’abord parce que la demande est restée basse. Cela ne tient plus aujourd’hui. Ni le modèle viennois ni celui des villes canadiennes, ne garantit que la construction suivra effectivement la demande.