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Le Canada se trouve confronté à des décisions qui vont déterminer pour une génération la manière dont nous construisons, entretenons et soutenons les systèmes qui nous permettent de vivre au quotidien et d’assurer notre avenir socioéconomique.

Ces systèmes, généralement appelés infrastructures, constituent le tissu physique, social et environnemental qui unit le Canada. Ils représentent le point culminant de toutes les décisions – et indécisions – concernant nos priorités et nos plans pour l’avenir.

Compte tenu de leur importance, la planification, l’investissement et l’entretien des infrastructures devraient être le fruit d’un processus direct, transparent et fondé sur des données probantes. Le mot clé est « devrait », car la manière dont nous abordons actuellement les infrastructures semble s’être détachée de la bonne gouvernance et des bonnes politiques.

Il est plus que temps de revenir aux principes fondamentaux des politiques et de l’administration publiques, en solutionnant les problèmes grâce à une planification et une évaluation rigoureuses, appuyées sur des données probantes.

Plans de gestion des actifs municipaux

L’une de ces stratégies consiste à utiliser des processus existants, tels que les plans de gestion des actifs municipaux, pour soutenir des investissements stables, fondés sur les besoins et les priorités. Les municipalités sont souvent tenues de disposer d’un plan de gestion des actifs pour être admissibles au financement des infrastructures, mais le Canada ne regroupe pas ces plans, et il ne les utilise pas de façon systématique pour identifier les domaines et besoins prioritaires.

Les gouvernements fédéral et provinciaux devraient recueillir, analyser, évaluer et mettre en contexte ces plans municipaux en tant qu’outil holistique dans le cadre de leurs processus d’élaboration des politiques.

À l’heure actuelle, peu de programmes de dépenses en infrastructures ou de décisions politiques font l’objet d’une évaluation sérieuse.

Par exemple, une étude récente révèle que la grande majorité des dépenses consacrées à l’implantation de l’internet haute vitesse n’a pas fait l’objet d’un examen visant à déterminer leur efficacité. Cette situation est encore exacerbée par une vision à court terme visant à régler les problèmes de politique publique par des solutions axées sur le marché.

Il en va de même pour la gestion de l’infrastructure des prestations sociales. Des rapports récents du Vérificateur général indiquent que certains ministères fédéraux ont, au mieux, une vision incomplète du nombre de personnes éligibles qui ne reçoivent pas les prestations auxquelles elles ont droit. Au pire, ces ministères ignorent si leurs programmes soutiennent les populations difficiles à joindre, comme celles qui vivent dans les zones rurales ou éloignées.

Même si les gouvernements ne savent souvent pas si les politiques atteignent leurs objectifs, on dirait qu’il ne se passe pas une semaine sans qu’on annonce de nouvelles dépenses.

Cependant, ces dépenses sont rarement replacées dans le contexte des besoins réels. Il est aussi difficile de savoir s’il s’agit d’argent frais ou d’un réemballage d’un financement déjà annoncé, et on ne fournit pas de détails sur la façon dont on est arrivé à ce montant. Ces dépenses ne se traduisent pas non plus par des « pelletées de terre » ou des indicateurs permettant de savoir quand une politique ou un programme donné atteint son objectif.

Tout le monde devrait s’inquiéter du fait qu’au Canada, peu de gouvernements, voire aucun, peuvent prétendre suivre les principes d’une politique fondée sur des données probantes. L’état de nos infrastructures met en évidence les conséquences de cet échec.

Le décalage entre ce que nous savons devoir faire et ce que nous faisons réellement en matière d’infrastructures est devenu un gouffre qui menace le tissu social, économique et environnemental du pays.

Les travaux menés par l’organisme Good Roads – un regroupement de municipalités ontariennes d’entreprises liées au secteur des transports – ont révélé que, rien qu’en Ontario, il existe un déficit d’infrastructures municipales de 34 milliards $ pour la construction, l’entretien ou l’amélioration de routes, de ponts et de ponceaux. Un rapport de CanInfra Challenge estime qu’à l’échelle du pays, le montant se situe entre 110 et 270 milliards $. D’autres évaluations récentes suggèrent une somme d’au moins 150 milliards $.

Ce chiffre a probablement augmenté de manière significative au cours de l’année dernière puisqu’en 2023, presque toutes les régions du pays ont été confrontées à des catastrophes climatiques qui ont détruit toutes sortes d’infrastructures.

Ce qui est plus grave est que nous ne connaissons pas l’ampleur du déficit pour l’ensemble des infrastructures à l’échelle nationale, ni si ce que nous faisons est vraiment utile.

Le budget fédéral 2023 n’a apporté que peu de nouveaux investissements dans les infrastructures critiques. Les gouvernements fédéral et provinciaux se disputent constamment en matière de compétences, de l’énergie au logement, en passant par la santé. Cette incohérence politique signifie que le fardeau de résorber le déficit d’infrastructures incombe à l’ordre de gouvernement qui est le moins apte à les financer : les municipalités.

Favoriser les projets les plus pertinents

Nous savons comment faire et nous avons les outils pour atteindre cet objectif. Nos gouvernements devront cesser de chercher à constamment vouloir réinventer la roue afin de se concentrer plutôt sur la direction du navire.

Par conséquent, les élus et les responsables de l’administration publique doivent s’appuyer sur des stratégies solides, telles que les plans de gestion des actifs que les municipalités sont déjà tenues de mettre en place, pour investir dans des projets qui méritent d’être mis en œuvre plutôt que dans des projets qui sont simplement prêts à l’être.

Les projets « prêts à démarrer » sont pratiques, mais ils tendent à être déconnectés de la planification stratégique à long terme.

Par exemple, vous avez peut-être vu votre municipalité poser une nouvelle couche d’asphalte et la détruire un an ou deux plus tard pour installer de nouveaux systèmes de gestion de l’eau. En général, cela se produit parce qu’il y avait du financement pour paver la route, mais pas pour remplacer l’infrastructure sous la route. Ou, encore, parce que ce financement était offert selon un échéancier différent.

Un autre exemple est l’investissement dans de grands projets manufacturiers, comme les usines de batteries pour les véhicules électriques, qui va de l’avant sans tenir compte des routes pour transporter les matériaux, des maisons pour héberger les travailleurs et des écoles pour leurs enfants, ou encore de la valeur des terres agricoles perdues et converties à un usage industriel.

Tirer le meilleur du renouvellement de nos infrastructures

Foundations ought to be investing in infrastructure

Australia’s infrastructure review: A cautionary tale for Canada

L’antidote à ce type de dépenses irréfléchies est l’approche plus difficile, mais plus efficace, de favoriser des projets au mérite. Cela requiert une planification d’ensemble et une prise de décision fondée sur des données, qui reflètent nos meilleures ambitions pour le bien public et qui considèrent les impacts à long terme.

L’utilisation des plans de gestion d’actifs comme source intelligente et holistique de prise de décision fondée sur des données probantes est essentielle pour l’avenir de nos infrastructures et pour tous les objectifs socioéconomiques que nous espérons atteindre grâce à elles.

Toutefois, il existe de grandes différences dans la manière dont ces plans sont élaborés, dans leur contenu et dans la manière dont ils sont maintenus et utilisés par les différents niveaux de gouvernement. Ils sont largement sous-exploités et peu utiles en comparaison au précieux mécanisme de planification et d’évaluation des politiques et des programmes qu’ils pourraient et devraient être.

Traiter les plans de gestion des actifs comme un outil essentiel de politique et d’administration publique mettrait fin à la nécessité d’avoir des programmes ponctuels et des processus de demandes pour diverses formes d’infrastructures, tels que le Défi des villes intelligentes ou le Fonds pour accélérer la construction de logements.

En effet, nous pourrions prendre des décisions d’investissement concernant un large éventail d’infrastructures en fonction des données, des besoins et de leur impact plutôt que de créer des bureaucraties entièrement nouvelles pour chaque problème qui fait la manchette.

L’utilisation de plans de gestion des actifs permettrait aux municipalités qui n’ont pas la capacité de déposer des demandes individuelles de ne pas se retrouver dans un cercle vicieux de désinvestissement.

Ces plans garantiraient également que les ressources n’aillent pas uniquement aux municipalités qui peuvent affecter du personnel à la recherche de financement, alors que ces ressources devraient passer d’un gouvernement à l’autre selon les besoins. Enfin, cela mettrait aussi fin aux décisions de financement motivées par la partisanerie ou le favoritisme, et qui ne sont pas fondées sur des données probantes.

Tout ceci permettrait également de garantir que le financement soit réparti équitablement et en fonction des besoins, et qu’une construction ou un développement donné mérite d’être réalisé. Les communautés recevraient le financement dont elles ont besoin lorsqu’elles en ont besoin, plutôt que de devoir souscrire à un nouveau programme plusieurs fois par année.

Si nous voulons véritablement combler notre déficit d’infrastructures, les plans de gestion des actifs doivent être modernisés pour inclure l’énergie, la connectivité, l’environnement et l’infrastructure sociale.

Ces plans doivent être considérés comme prioritaires et relever de la responsabilité de l’administration publique, et non de consultants. Ils doivent être utilisés pour recueillir des données précises et nuancées sur l’état réel des infrastructures partout au pays, afin que les décisions concernant la hauteur, le moment et le lieu des investissements soient fondées sur des données évaluées de manière transparente, et non sur des joutes politiques.

Ces recommandations ne devraient pas sembler radicales, mais elles pourraient représenter un défi pour des gouvernements qui se sont habitués à prendre les décisions d’investissement dans les infrastructures un peu au hasard.

Une bonne utilisation des plans de gestion d’actifs pour réformer l’ensemble des politiques peut et doit être mise en œuvre rapidement grâce à une collaboration entre les différents ordres de gouvernement et à un engagement en faveur des principes de bonne gouvernance et d’une politique publique saine.

Notre avenir dépend de notre capacité à nous décider à utiliser les outils que nous détenons déjà si nous voulons nous sortir d’un bourbier infrastructurel que nous avons nous-mêmes créé. Il est temps de se mettre au travail.

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S. Ashleigh Weeden
S. Ashleigh Weeden est chercheure associée au bureau de l’Ontario du Centre canadien de politiques alternatives. Elle est titulaire d’une maîtrise en administration publique de l’Université de Victoria et d’un doctorat de l’Université de Guelph.

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