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Début 2022, la capitale d’un pays du G7 était paralysée par quelques centaines de manifestants débarqués avec leurs camions. Ottawa était en état de siège, et tant les gouvernements fédéral, que provincial et municipal ont semblé complètement dépassés. 

Comment cela a-t-il pu se produire, et quelles leçons de gouvernance doit-on retenir de l’intervention des autorités publiques lors du « convoi de la liberté » ? Les conclusions de la Commission d’enquête sur l’état d’urgence, présidée par le commissaire Paul Rouleau, nous proposent quelques remèdes possibles pour renforcer les mécanismes de gouvernance afin que nos instances gouvernementales puissent mieux réagir si des événements semblables devaient se reproduire. 

Nous nous intéresserons à deux aspects de gouvernance publique qui ont contribué à précipiter le pays dans une crise majeure évitable, selon l’analyse du commissaire. Le premier est celui des relations complexes entre la ville, la province, et le fédéral pendant les événements et qui ont conduit le commissaire à conclure à un « échec du fédéralisme ». Le second, passé un peu plus inaperçu, est celui de la gouvernance corporative que les relations désordonnées et chaotiques entre la Commission des services policiers d’Ottawa et le Service de police d’Ottawa ont illustrées, dès le début de la crise. 

Des gouvernements apathiques 

Le commissaire Rouleau juge très sévèrement le manque de communication et de cohérence entre le fédéral, le gouvernement ontarien et la Ville d’Ottawa dans le troisième volume de son rapport final. Selon lui, l’ampleur de la crise aurait pu être réduite et le recours à la Loi sur les mesures d’urgence évitée si les autorités publiques avaient mieux coopéré pour faire appliquer les lois existantes. 

Il faut dire que le contexte lui-même portait à confusion, ce qui explique en partie l’apathie des décideurs publics. Les manifestants ont occupé la rue Wellington, lieu hautement symbolique situé directement face au parlement canadien, alors que la gestion de cette rue est normalement sous la responsabilité de la Ville d’Ottawa. La cible principale des manifestants était le premier ministre du Canada, à qui l’on reprochait d’imposer aux camionneurs d’être vaccinés pour pouvoir rentrer au pays alors que, de manière générale, les mesures sanitaires étaient imposées par les provinces. Enfin, le gouvernement fédéral faisait face à un dilemme entre le droit légitime des citoyens à manifester, le maintien de la sécurité publique et le bon fonctionnement de l’économie et du commerce avec les États-Unis. 

En rétrospective, on constate que les différents paliers de gouvernements se sont déresponsabilisés de la gestion de la crise. Le fédéral a blâmé le provincial de ne pas avoir saisi l’ampleur de la situation. Le provincial a exprimé sa frustration à l’égard de la façon dont le chef de police de Ville d’Ottawa et le maire de l’époque, Jim Watson, ont géré la situation, et à l’égard du fédéral pour ne pas avoir mobilisé les ressources nécessaires; selon le premier ministre de l’Ontario, Doug Ford, la gestion du convoi était un enjeu national plutôt que provincial. Les représentants municipaux blâmaient à la fois les premiers ministres de l’Ontario et du Canada pour ne pas avoir partagé suffisamment les informations recueillies par les services renseignement ni mobilisé suffisamment leurs corps de police respectifs. 

De son côté, le commissaire Rouleau pointe les problèmes de communication entre les services de renseignements de la Police provinciale de l’Ontario et la Gendarmerie royale du Canada, qui ont entraîné des conséquences désastreuses sur la coordination et la coopération entre les acteurs. Le Commissaire mentionne notamment la communication d’informations contradictoires par la GRC aux autres corps de police. Il relève aussi des incohérences dans les informations recueillies sur les médias sociaux et dans les sources de données ouvertes.  

Des autorités municipales confuses  

Ça ne s’est pas mieux passé sur le plan municipal. Le commissaire Rouleau et, un peu avant la sortie de son rapport, la vérificatrice générale de la Ville d’Ottawa, qui a produit un rapport fort intéressant sur la gestion de la crise par la ville, ont pu observer de sérieux problèmes de coordination et de communication, et des mésententes entre le service de police, les élus et les administrateurs municipaux. 

D’abord, les élus n’étaient pas tous sur la même longueur d’onde, et on sait aujourd’hui qu’il y avait également des frictions à l’intérieur même du service de police. Du point de vue de la gouvernance, on peut aussi se poser de sérieuses questions sur le rôle de la Commission des services policiers de la Ville d’Ottawa, qui aurait pu jouer un rôle plus déterminant comme cellule de crise puisqu’elle est en principe chargée de surveiller les actions du service de police et qu’elle regroupe à la fois des conseillers municipaux et des représentants communautaires nommés par la province et par la ville. 

Il est donc justifié de se demander pourquoi la Commission des services policiers d’Ottawa n’a-t-elle pas été en mesure de jouer un rôle clé dans l’analyse du risque et dans la gestion de cette crise? Tous les rapports révèlent qu’au moment des faits, cette structure avait une compréhension confuse de son propre rôle en situation de crise. Sa capacité à assurer une supervision civile adéquate du Service de police d’Ottawa a été́ restreinte par la résistance du service de police lui-même à fournir des renseignements pertinents qu’elle demandait afin de jouer son rôle. La Commission aurait dû s’assurer que la police disposait de plans de contingence, au cas où̀ la manifestation se transformerait en une occupation plus longue. Dans son rapport, le Commissaire conclut que le mandat de la commission l’autorisait à ordonner au service de police de fournir plus d’informations. En d’autres termes, la commission aurait dû assumer un rôle plus important dans la gestion de crise et dans la gouvernance des mesures d’urgence. 

Comment éviter un autre échec? 

En somme, les acteurs publics à tous les niveaux ont complètement échoué à prendre la mesure de la situation et à réagir rapidement, en laissant s’installer les manifestants du convoi au-delà de la première fin de semaine, avec les conséquences que l’on connaît. Du point de vue de la gouvernance, il faut retenir l’état de confusion absolu dans les rôles et les responsabilités, le manque d’imputabilité et les problèmes de communication. 

Qui est responsable de quoi quand survient une telle crise? Et quels sont les mécanismes qui permettraient de favoriser la coopération? À ces questions, le rapport du commissaire Rouleau offre quelques avenues pour l’avenir.  

Mieux recueillir, partager et coordonner l’information 

Le commissaire suggère que le gouvernement fédéral collabore avec d’autres parties prenantes pour élaborer ou renforcer les protocoles relatifs au partage, à la collecte et à la diffusion des informations en matière de sécurité publique. Il s’agit notamment de clarifier qui doit collecter, analyser et distribuer les informations en cas d’événements majeurs, et d’améliorer la capacité à évaluer la fiabilité des informations dans le respect de la Charte canadienne des droits et libertés et de la protection de la vie privée. 

De tels protocoles devraient également viser à garantir le respect des mandats législatifs, à mieux surveiller les médias sociaux et les informations en accès libre, et à veiller à ce que des informations détaillées et fiables soient partagées entre les corps de police. Le commissaire propose aussi que les parties prenantes s’entendent pour désigner un coordonnateur national du renseignement pour les événements dont l’ampleur dépasse une seule province ou territoire. Enfin, le commissaire recommande que tous les gouvernements et leurs forces de police respectives collaborent afin d’élaborer des normes pancanadiennes pour faire face à des événements majeurs de dimension nationale, interprovinciale ou interterritoriale.  

Améliorer la surveillance et la gouvernance des services de police 

Le commissaire Rouleau offre aussi des avenues intéressantes pour améliorer la surveillance et la gouvernance civiles des services de police. Il reconnaît que la Commission de services policiers d’Ottawa ne disposait pas des informations nécessaires pour s’acquitter de ses tâches et que son service de police ne comprenait (ou ne reconnaissait) pas l’étendue des responsabilités que la commission devait assumer. Cette confusion résultait en partie de l’interprétation trop large de l’interdiction d’ingérence d’une commission dans les activités quotidiennes de la police. 

À cet égard, le commissaire recommande que toutes les commissions provinciales des services de police clarifient leur rôle de surveillance et de gouvernance pour les incidents majeurs. Au minimum, les politiques devraient expliquer ce qui constitue un incident majeur, identifier les meilleures pratiques pour maintenir l’ordre au sein de leur juridiction, faire la différence entre les événements planifiés (la surveillance normale du service de police) et non planifiés (comme une crise), définir la portée des interdictions d’interférence avec les opérations quotidiennes et clarifier le rôle des commissions dans le soutien des demandes de ressources supplémentaires auprès des autres paliers gouvernementaux. 

Les membres des commissions devraient également recevoir une meilleure formation sur leurs rôles et responsabilités dans la gestion des crises afin de ne pas être pris au dépourvu. Il pourrait s’avérer nécessaire de créer des procédures locales pour clarifier le rôle et les responsabilités des commissions de services policiers vis-à-vis les services de police lors de situations de crise. 

Trois leçons de gouvernance à retenir 

En somme, on peut retenir du rapport Rouleau trois leçons de gouvernance pour la gestion des situations de crise. La première est que les autorités publiques deviennent vulnérables quand elles ne collaborent pas entre elles. La seconde est que les rôles et les responsabilités doivent être clarifiés entre les différents paliers de gouvernements avant que des événements majeurs ne surviennent. La troisième est que nos institutions publiques doivent être mieux outillées pour anticiper et gérer les risques dans l’avenir.  

Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.

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Eric Champagne
Eric Champagne est professeur agrégé dadministration publique à lÉcole détudes politiques et directeur du Centre sur la gouvernance de lUniversité dOttawa. Twitter @erchampagne

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