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Quel est le problème avec le système policier canadien? On l’a vu s’effondrer sous le poids de l’occupation d’Ottawa, début 2022, mais ses problèmes sont plus profonds, et présents depuis bien plus longtemps.
Deux rapports abordent des lignes de faille essentielles dans le maintien de l’ordre au Canada. Ces faiblesses ont produit non seulement des échecs récents, mais aussi un demi-siècle de défaillances du maintien de l’ordre en période de stress systémique.
Le premier rapport est celui de la Commission sur l’état d’urgence (CÉU) – la commission Rouleau –, produit dans la foulée du siège d’Ottawa, et qui fournit le cadre nécessaire pour remettre notre système de police sur pied. Le second est celui de la Commission sur les pertes massives (CPM) de la Nouvelle-Écosse, publié à six semaines d’intervalle. Ces deux rapports devraient être lus ensemble et mis en œuvre conjointement.
Le rapport Rouleau examine les raisons pour lesquelles le système de maintien de l’ordre n’a pas pu coordonner une réponse adéquate aux manifestations contre les mandats de vaccination liés à la COVID-19 et, de façon plus générale, aux perceptions de l’excès de pouvoir du gouvernement. Le rapport de la CPM, lui, examine les lacunes de la réponse de la GRC lors du massacre de 22 Néo-Écossais par un tireur se faisant passer pour un membre de la police montée, au printemps 2020.
Les deux rapports commencent par aborder les relations floues et souvent inappropriées entre la police, le gouvernement et les organismes de surveillance civile à travers la notion largement incomprise d’« indépendance opérationnelle » de la police. Deuxièmement, ils font état d’un manque de professionnalisme et d’une tendance à se laisser influencer par des préjugés manifestes et systémiques. Cela conduit à des politiques et des pratiques policières inéquitables, et à des abus graves d’autorité et de force.
Le flou de l’« indépendance opérationnelle »
Le rapport Rouleau est catégorique à l’effet que personne n’a fait preuve d’une compréhension adéquate de qui était précisément responsable de quoi dans la planification et l’exécution des opérations de police.
Peter Sloly, alors chef de la police d’Ottawa, s’est montré réticent à répondre aux questions posées par la commission de services de police d’Ottawa – qui supervise son travail –, ou à prendre en compte les suggestions qui lui étaient faites. Il est peut-être compréhensible que M. Sloly ait été réticent à faire participer pleinement sa commission, compte tenu des pressions exercées par l’occupation, d’une part, et des fuites et autres lacunes dont la commission avait fait preuve par le passé. Toutefois, le commissaire Paul Rouleau a raison d’affirmer que les manquements de telles commissions (très répandues au Canada) ne dispensent pas les chefs de police de leurs responsabilités statutaires de rendre des comptes sur les questions opérationnelles et de solliciter ses conseils. Le personnel des commissions devrait être mieux formé et disposer des ressources et des conseils juridiques nécessaires pour remplir leur rôle.
La commission des services de police d’Ottawa n’a pas plus exercé de pressions sur le chef, ce qui relevait pourtant de sa responsabilité. Lorsque la commission a demandé l’aide de la province, le procureur général a réagi lentement et timidement. Il en a résulté une incompréhension généralisée et des plans mal contestés et mal coordonnés. L’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence a été jugée nécessaire pour contrôler une manifestation qui avait dégénéré en une occupation illégale et potentiellement dangereuse.
De façon similaire, le rapport de la CPM détaille les erreurs commises par Brenda Lucki, alors commissaire de la GRC, lorsqu’elle a fait pression sur ses commandants de division en Nouvelle-Écosse pour qu’ils fournissent au gouvernement fédéral des informations sur les types d’armes à feu utilisées lors du massacre.
Les commandants de division voulaient retenir ces informations parce qu’ils estimaient qu’elles pouvaient compromettre leur enquête. La commissaire Lucki a été accusée de servir ce qu’elle considérait comme l’agenda du gouvernement fédéral, à savoir l’adoption d’une loi sur le contrôle des armes à feu. Cet exemple illustre encore une fois une gestion globale inadéquate de la GRC et des résultats médiocres en matière de maintien de l’ordre en raison de malentendus sur l’« indépendance opérationnelle » et de la culture dysfonctionnelle qui en découle.
Quarante ans de gouvernance défaillante
Les deux commissions ont souligné à juste titre que ces défaillances dans la gouvernance, la planification et l’exécution opérationnelle de la police étaient regrettables, étant donné que la question de l’indépendance opérationnelle avait été clarifiée lors de révisions antérieures. On peut remonter jusqu’au début des années 1980, quand la commission McDonald s’est penchée sur les activités illégales de la GRC dans le cadre d’enquêtes sur le terrorisme national et d’autres questions de sécurité nationale. On en a vu ensuite les échos dans le rapport Linden, qui a examiné la résolution tragique des manifestations indigènes à Ipperwash dans les années 1990, puis dans le rapport Morden, sur le sommet du G20 à Toronto, en 2010. On peut aussi penser aux préjugés dans les enquêtes sur les personnes disparues dans le rapport Epstein en 2021 et sur les techniques de contrôle de routine, examinées dans le rapport Tulloch dans les années 2010.
L’indépendance opérationnelle, c’est pour les… opérations
Les deux rapports récents – Rouleau et celui de la CPM – précisent une fois de plus ce que signifie l’« indépendance opérationnelle » : rien d’autre que le fait qu’aucun organe de contrôle ou acteur politique ou étatique ne peut donner d’instructions à la police sur l’opportunité, le moment et la manière d’utiliser ses pouvoirs d’enquête, d’arrestation ou d’inculpation (ce qui se fait en collaboration avec les procureurs de la Couronne).
Tout autre type d’interrogation ou d’instruction générale donnée aux chefs de police par des organes de contrôle civil ou des acteurs étatiques est approprié – à condition que cette instruction soit transmise par écrit et d’une façon qui soit publiquement visible (lorsque la menace de compromettre une opération par la diffusion publique d’informations a disparu). Il est évident qu’il n’existe pas de définition précise ni de formule permettant de déterminer le degré d’interrogation ou d’orientation générale des opérations de maintien de l’ordre qui est « excessif ». Lorsqu’elles sont effectuées de manière transparente, ces opérations seront ensuite examinées et contrôlées par les tribunaux, l’opposition politique et le public.
Un manque de professionnalisme et des préjugés
En ce qui concerne la deuxième grande faille de la police canadienne – le professionnalisme et les préjugés – les deux rapports s’appuient sur l’appel habituel à l’amélioration de l’éducation et de la formation, et à une vision plus large du rôle de la police dans les réseaux de partenariat pour la sécurité de la communauté et la réduction des dommages.
Le rapport de la CPM va plus loin en recommandant que tous les policiers du Canada entrent dans la profession armée d’un diplôme postsecondaire spécialisée et axée sur la recherche, qui comprendrait une formation en droit, en psychologie, en santé communautaire et dans d’autres disciplines. Cela contribuerait à l’ouverture d’esprit, à des compétences plus larges en matière de résolution de problèmes et à une culture de travail qui tendrait à se tourner vers l’extérieur plutôt que de rester trop insulaire, et donc stagnante.
La mise en œuvre de réformes législatives de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada et des lois provinciales et territoriales sur la police est essentielle pour garantir l’amélioration de la planification opérationnelle de la police. Cela arrivera au terme d’une remise en question et de l’examen d’autres données – et à leur application plus éclairée. Il sera ainsi possible d’améliorer la planification du maintien de l’ordre non seulement pour les grands événements, mais sur la façon dont les communautés marginalisées sont affectées et protégées contre un usage disproportionné de l’autorité policière.
Les recommandations des deux commissions obligeront également les dirigeants politiques à s’approprier les moyens par lesquels ils tentent (souvent à juste titre) d’aligner le maintien de l’ordre sur leurs priorités plus larges. Par exemple, c’est une bonne chose que les conseils municipaux cherchent à aligner les politiques et les pratiques de maintien de l’ordre sur la sécurité et le bien-être de la communauté. Inversement, toute orientation plus discutable du maintien de l’ordre au service d’un intérêt partisan ou électoral ne pourra plus être dissimulée derrière des notions incorrectes et étendues d’indépendance opérationnelle.
Des signaux mitigés
Ces rapports n’en sont qu’à leurs débuts, mais les signaux actuels de leur mise en œuvre ne sont pas beaucoup plus prometteurs que ceux de révisions précédentes. La refonte de la législation policière ontarienne, adoptée en 2019, continue de languir – et d’être réduite – pendant que les règlements nécessaires à son entrée en vigueur ne sont toujours pas complétés. Les normes de formation pour les recrues de la police sont maintenant réduites au lieu d’être renforcées.
Il reste donc à voir si les politiciens à tous les niveaux de gouvernement répondront enfin aux appels à dissiper la confusion sur l’indépendance opérationnelle et s’ils établiront des lignes de responsabilité claires pour la police, et en élevant les normes de la profession. L’histoire frustrante de la réforme des services policiers suggère que les élus n’accepteront de rendre davantage compte de leurs efforts pour influencer les services que si les médias, les universitaires et le public maintiennent la pression en faveur d’une telle action, qui est soutenue par les données probantes.
Cet article fait partie du dossier spécial Les leçons de la commission Rouleau.