(Cet article a été traduit de l’anglais.)
L’analyse des besoins immédiats en matière de politiques efficaces touchant la COVID‑19 ― comme la santé en général ―, exige des preuves scientifiques de grande qualité, ainsi que les données et les analyses sur lesquelles elles se fondent. Dans l’actuel contexte de crise pandémique, cette information aurait pu sauver des vies et réduire le nombre de cas graves.
La situation n’est pas nouvelle. Il y a des décennies que l’information sur la santé au Canada ne répond pas aux normes. La pandémie n’a fait que rendre le problème encore plus manifeste. Il est temps que le fédéral assume un leadership beaucoup plus fort afin que notre pays puisse enfin se doter d’une infrastructure efficace en matière de données sur la santé.
Pour savoir non seulement où circule le virus, mais aussi pour suivre l’évolution des infections et leurs répercussions sur la prestation de soins, il faut pouvoir extrapoler au moyen de modèles de projection. Au Canada, toutefois, les angles morts sont nombreux, puisqu’une grande partie des données qu’il serait essentiel d’avoir ne sont pas collectées, ou le sont par l’entremise de technologies archaïques comme le télécopieur ou archivées dans des silos séparés en raison de la crainte excessive des atteintes à la vie privée ― une frilosité prégnante en matière de divulgation des données.
À défaut de reconnaître la réalité de ces entraves et de trouver une solution, le Canada ne pourra pas aller de l’avant et créer la solide infrastructure dont nous avons si désespérément besoin en matière de données sur la santé.
Le problème fondamental réside dans l’absence d’un éventail étendu de données essentielles récentes. Pour ne citer qu’un exemple dans le contexte pandémique : les données concernant les cas de COVID‑19 et la vaccination tardent à parvenir à l’Agence de santé publique du Canada (ASPC) et elles ne sont que parcellaires. Ce constat s’applique également aux données sur les certificats de décès, nécessaires à la surveillance de la surmortalité.
Le mandat de l’ASPC comprend la mise en place d’un cadre efficace, exhaustif et à jour, en matière de surveillance des éclosions de maladies infectieuses à l’échelle nationale. Or la vérificatrice générale du Canada a conclu récemment que l’agence « n’était pas aussi bien préparée qu’elle aurait pu l’être, car elle n’avait pas réglé certains problèmes de longue date relatifs à l’information de surveillance en matière de santé publique ».
En temps de pandémie, outre une volonté politique de tenir compte de la science, la prise de décision exige bien davantage que le seul dénombrement des cas et des admissions à l’hôpital. Elle nécessite la collecte de données longitudinales au niveau du patient, dans le but d’étudier statistiquement ― de l’infection à l’hospitalisation et de l’hospitalisation à l’admission aux soins intensifs ― comment certains facteurs, notamment les maladies chroniques, le lieu de travail et les caractéristiques du quartier de résidence, influencent l’évolution de la maladie.
L’objectif de ces analyses, et des études sur les services de santé plus généralement, consiste à établir des tendances statistiques. On ne s’intéresse absolument pas aux données nominatives des patients, et il n’y a aucune intention d’envahir leur vie privée.
Au Canada, les analyses exploratoires de ce type font largement défaut. Le problème ne tient pas uniquement à des méthodes de collecte de données obsolètes et archaïques ou à la résistance systématique de dépositaires de données qui font de l’excès de zèle par peur d’atteinte à la vie privée. L’ignorance ou, pire encore, le désintérêt des cadres supérieurs du système de santé constituent aussi des entraves. Un autre obstacle encore plus troublant est celui des dispositions prises délibérément par les institutions pour empêcher à jamais que des analyses exploratoires ― et possiblement controversées ― soient rendues publiques.
Les enjeux sont de taille dans les luttes actuelles pour le contrôle de l’information sur la santé.
Les médecins, ou à tout le moins certains de leurs représentants politiques, sont naturellement préoccupés par la possibilité que les analystes découvrent des « pommes pourries » dans leurs rangs. Ils connaissent aussi les nombreux travaux de recherche montrant d’innombrables variations inexpliquées, dans toute une gamme de soins médicaux, entre petites régions géographiques, ce que l’on appelle le « phénomène code postal ». Ces variations sont souvent liées à un coûteux gaspillage et à l’inefficacité, outre les torts éventuels causés aux patients.
Aux États-Unis, les preuves attestant de ces variations ont conduit, il y a des décennies, à l’établissement de « lignes directrices cliniques » en vue d’endiguer des soins inadéquats. La profession médicale a réagi en les qualifiant de « livres de recettes » (« cookbook medecine »), craignant surtout qu’elles limitent leur autonomie, mais aussi leurs revenus. En effet, les directives en question ont bel et bien réduit le gaspillage et l’inefficacité, et, du même coup, fait baisser les revenus des médecins, chaque dépense en santé correspondant en définitive au salaire de quelqu’un.
L’attitude frileuse qui s’observe en matière de divulgation des données pourrait aussi expliquer pourquoi les milliards de dollars investis dans Inforoute Santé du Canada ont donné des résultats aussi peu impressionnants. En investissant dans un logiciel de gestion du dossier de santé électronique (DSE), on a insisté non sans raison sur ses avantages en matière de « soins aux patients ». Or pendant une période assez longue, on a soigneusement évité toute allusion à l’usage, par les systèmes de santé, des données du DSE susceptibles d’améliorer la qualité des soins en général, en révélant notamment l’envergure du « phénomène code postal » dans notre pays.
Comment expliquer notre échec à réparer le système d’information sur la santé au Canada, qui persiste depuis des décennies ?
Les dépositaires de données, dont les fonctionnaires provinciaux de rang intermédiaire qui sont responsables des données des patients touchant les visites à l’hôpital et chez le médecin, les tests de laboratoire, les examens diagnostiques et la vaccination, craignent avec raison les brèches de données. Et ils ne retirent aucun avantage lorsque ces données sont utilisées pour produire des bénéfices importants pour la population. D’où la nécessité d’instaurer une culture où les entités agissent comme « intendantes » des données plutôt que comme simples « dépositaires », à la fois pour protéger la vie privée et récolter les bienfaits que procurent des études proprement pancanadiennes et des données probantes exploitables.
Les commissaires à la protection de la vie privée, eux aussi, manifestent parfois une attitude frileuse. Leur travail consiste certes à protéger la vie privée et non pas à promouvoir l’usage à bon escient de données confidentielles sur la santé. Malgré tout, ils pourraient s’exprimer un peu plus fermement sur cette question, à l’instar du commissaire à la vie privée du Canada : « En situation de crise sanitaire, les lois sur la protection des renseignements personnels sont toujours en vigueur sans faire obstacle à une communication de renseignements appropriée. »
Les ministres provinciaux de la Santé sont très fortement incités à éviter les situations embarrassantes, tout comme d’ailleurs les directions des hôpitaux et des autorités régionales de la santé. L’analyse poussée des données sous leur garde risque en effet de produire de temps à autre des résultats gênants, comme un trop grand nombre de chirurgies inutiles ou un recours excessif à l’imagerie diagnostique, qui coûtent très cher aux contribuables. Un exemple frappant vient à l’esprit, celui d’une étude décennale menée au Canada qui montre une variation du taux d’intervention pour infarctus pouvant aller du simple au triple selon les régions, sans effet sur la mortalité dans les 30 jours. Aussi troublants que puissent être ces résultats inattendus, les données nécessaires pour mettre à jour ce genre d’analyse axée sur le « phénomène code postal » au Canada restent peu accessibles, voire impossibles à obtenir.
Les vendeurs de logiciels du secteur privé constituent une autre entrave majeure, étant donné leur propension naturelle à emprisonner leur clientèle, tels que les hôpitaux et les cabinets médicaux, dans leurs infrastructures logicielles. Les ministres provinciaux de la Santé ont permis aux fournisseurs de nuire sans vergogne à l’interopérabilité des données, malgré le fait que ce sont les contribuables qui payent la note.
Vient enfin le gouvernement fédéral. Ses pouvoirs sont considérables, mais il a échoué à s’en servir. Les milliards de dollars versés aux provinces sans réelles conditions en vertu des accords sur la santé conclus par les premiers ministres en 2004 et en 2007, représentent des occasions ratées, tout comme d’ailleurs l’Accord sur la relance sécuritaire de 2020.
Les provinces revendiquent haut et fort une compétence « exclusive » en matière de santé. Mais elles se trompent : la santé est une responsabilité partagée. Santé Canada approuve les nouveaux médicaments et appareils médicaux ; les conseils subventionnaires fédéraux versent chaque année des milliards à la recherche en santé et dans des domaines connexes. Du reste, les provinces ne s’en plaignent pas. Il y a quelques années, elles ont même demandé au gouvernement fédéral de prendre en charge un programme d’assurance-médicaments.
Le gouvernement fédéral a des pouvoirs constitutionnels en matière de statistique et de quarantaine, de préservation de la paix et de l’ordre public et de bonne gouvernance. À brève échéance, Ottawa doit se montrer prêt à assortir de conditions les transferts en santé importants, en exigeant notamment qu’une partie des fonds soit consacrée à la collecte de données au niveau du patient et du médecin, et à leur intendance, données qui seront non expurgées, exploitables par machine, couplables, en temps quasi réel et fondées sur des définitions et concepts normalisés. Le Canada a également besoin, dans l’éventualité de nouvelles crises sanitaires, d’une capacité de « réaction rapide » permanente pour organiser la collecte et l’intégration de données en temps réel. Dans les deux cas, ces données devraient servir à produire des analyses statistiques et des modélisations exploitables et pertinentes pour les prises de décision.
Malgré le renforcement hautement souhaitable de Statistique Canada annoncé dans le budget fédéral 2021, les responsabilités en matière de données sur la santé à l’échelon fédéral restent dispersées entre l’Institut canadien d’information sur la santé, Statistique Canada, l’Inforoute Santé du Canada, l’Agence de santé publique du Canada, Santé Canada, les Instituts de recherche en santé du Canada ainsi qu’un éventail d’organismes de moindre taille.
Si l’idée de créer un nouvel organisme tel qu’une agence responsable de la science des données sur la santé ou de restructurer en profondeur les rôles organisationnels actuels suscite toujours une certaine méfiance, il reste que nous devons absolument instaurer une structure semblable.
Pour être efficace, toute nouvelle structure nécessitera un solide mandat législatif confié par le fédéral ; la clarification des relations entre les organismes pancanadiens existants et avec ceux-ci ; sa reconnaissance explicite dans la loi fédérale sur la protection des renseignements personnels ; et un financement suffisant et stable pour son personnel.
Les mandats de la nouvelle agence ou des organismes restructurés devront aussi être reconnus comme faisant partie des conditions assorties aux milliards de dollars en transferts fédéraux versés aux provinces et territoires, parmi lesquelles l’obligation de produire et de transmettre en temps quasi réel tous les flux de données essentiels. Pareille réorganisation n’empiéterait en rien sur les compétences provinciales en matière de prestation des soins.
Compte tenu des échecs accumulés depuis des décennies, le seul moyen de parvenir à un niveau de capacité et de qualité suffisant en matière d’information sur la santé au Canada passe par une nouvelle initiative majeure en ce sens, rien de moins.