(English version available here)
Dans un texte précédent, nous avons vu que les Québécois sont généralement plus pessimistes face à la situation du français qu’il y a vingt ou trente ans, même s’ils tendent à être un peu plus confiants économiquement.
Cette perception est peut-être liée à une autre tendance remarquable, soit l’évolution de la perception des Québécois francophones du regard que les Canadiens anglais portent sur eux.
En effet, comme le montre la figure 1, les Québécois francophones sentent qu’ils sont regardés de haut par les Canadiens anglophones, et ce sentiment atteint un niveau historique.
Lorsqu’on a demandé aux Québécois francophones si les anglophones du Canada les considèrent comme étant inférieurs, 54 % étaient d’avis que c’était le cas lors des années référendaires de 1980 et 1995. Cette proportion est grimpée à 61 % en 1996 suite à l’échec du deuxième référendum sur la souveraineté, pour demeurer au même niveau en 2001. Au début de 2022, cette proportion atteignait un sommet : près des trois quarts (72 %) des Québécois francophones pensent que les Canadiens anglais les considèrent comme inférieurs.
Comme nous l’avons fait dans la première partie de cette analyse, nous pouvons examiner les facteurs associés à ce sentiment chez les Québécois francophones. Encore une fois, notre comparaison va se limiter à 2022 et 2001, puisque la présence de plusieurs questions identiques dans les deux sondages nous permet de modéliser les réponses et d’analyser de façon plus juste l’apport de facteurs sociodémographiques, et de l’opinion sur le fédéralisme, sur la perception des Québécois francophones du sentiment de supériorité que les anglophones auraient à leur égard.
Comme c’était le cas pour les perceptions de menaces à la langue française, on observe aussi un changement majeur de perspective quant à l’impact des études universitaires sur cette question.
En 2001, le fait d’avoir un diplôme universitaire diminuait fortement la probabilité de penser que les anglophones considèrent les francophones comme inférieurs (ces probabilités étaient de 48 % pour les universitaires, contre 64 % et 69 % pour ceux avec une éducation secondaire et collégiale, respectivement). En 2022, cette différence entre les diplômés universitaires et les autres disparaît complètement : la probabilité d’être d’accord avec l’énoncé se situe entre 73 et 75 %, selon le diplôme obtenu.
On remarque aussi un changement quant à la relation entre l’intention de vote et cette question. L’ampleur de ce changement varie en fonction des partis. Comme le montre la figure 3, en 2001, voter pour le Parti québécois augmentait le plus fortement la probabilité (69 %) d’être en accord. En 2022, c’est un appui à la CAQ qui est le plus associé à la probabilité d’être en accord avec l’énoncé, soit 83 %.
Comme l’a montré la première partie de l’analyse, les électeurs caquistes sont moins enclins que les électeurs péquistes à penser que le français est menacé au Québec. D’une certaine façon, les caquistes sont donc relativement moins inquiets que les péquistes quant à la situation du français, mais un peu plus remontés vis-à-vis les Canadiens anglais.
On peut aussi se demander en quoi un vote pour la CAQ est différent d’un vote pour l’ADQ sur cette question. Tout comme la CAQ, l’ADQ se présentait comme une troisième voie entre la souveraineté du PQ et le fédéralisme des libéraux. Cependant, pour l’énoncé selon lequel les anglophones regardent les francophones de haut, un vote pour l’ADQ ne ressemble en rien à un vote pour la CAQ. En 2001, le fait de voter pour l’ADQ augmentait très peu la probabilité d’être en accord avec l’énoncé sur le sentiment d’infériorité, soit à peine plus qu’un vote pour les libéraux. Cela dit, l’écart entre l’ADQ d’hier et la CAQ d’aujourd’hui peut être aussi le résultat d’un changement d’époque, puisqu’on remarque aussi aujourd’hui une plus grande probabilité d’être d’accord avec l’énoncé chez les électeurs francophones du PLQ.
Ce dernier résultat peut sembler contre-intuitif, mais il faut rappeler que nous nous concentrons sur les opinions des Québécois francophones. De plus, lorsqu’on regarde la relation entre l’accord avec l’énoncé sur le sentiment d’infériorité et la perception du fédéralisme, on note une évolution semblable : chez ceux qui voient plus d’avantages que de désavantages au fédéralisme, la probabilité d’être en accord avec l’idée que les Canadiens anglais considèrent souvent les Canadiens français comme inférieurs a augmenté entre 2001 et 2022. (Notons au passage que la proportion de Québécois francophones qui voient plus d’avantages que de désavantage au fédéralisme a diminué dans l’intervalle.)
Paradoxalement, et comme nous l’avons souligné précédemment, un peu moins de Québécois qu’auparavant sont d’avis qu’au Québec, les francophones sont dominés économiquement par les anglophones. Malgré tout, et peu importe l’angle par lequel on aborde la question, les Québécois francophones tendent à considérer que les Canadiens anglais se pensent au-dessus d’eux, bien plus que dans le passé, même lors des grands débats constitutionnels des années 1980 et 1990.
Les réactions à l’extérieur du Québec face au projet de loi 96 et au projet de loi 21 sur les signes religieux ne sont sans doute pas étrangères à ce sentiment. La controverse entourant le plus récent débat des chefs à l’élection fédérale, au cours duquel la modératrice avait pris à partie le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, y a peut-être aussi contribué.
Le constat n’en est pas moins frappant, et le phénomène aura certainement une influence importante sur la dynamique politique québécoise — et canadienne — pour les prochaines années, à commencer par les élections qui se tiendront au Québec en octobre prochain.
Note méthodologique :
Les résultats sont basés sur une série de six modèles de régression logistique (un par année, par question). Ces modèles nous permettent de présenter l’impact de chacun des facteurs inclus dans les modèles (âge, éducation, sexe) sous la forme de changements moyens dans la probabilité d’être en accord avec l’énoncé. En d’autres mots, nous pouvons estimer l’impact de passer de la catégorie des 18-34 ans à celle des 35-54 ans sur la probabilité de considérer que la langue française est menacée au Québec pour chacun des répondants de l’échantillon, sans changer leurs autres caractéristiques (âge, éducation, vote, etc.). Puisque passer d’un groupe d’âge à un autre n’aura pas le même effet pour tous, en raison des autres variables incluses dans le modèle, nous faisons ensuite une moyenne de l’effet de ce changement pour l’ensemble de l’échantillon. Ce sont ces résultats que nous rapportons dans le texte.
Les auteurs tiennent à remercier Maurice Pinard, qui a été un pionnier dans l’utilisation de ces questions d’enquête et dans l’étude de l’évolution de la société québécoise.