Je viens d’avoir 65 ans. C’est un cap. Plusieurs pays ont repoussé la transition à 67 ans, mais au Canada, 65 ans c’est encore l’âge normal de la retraite. Le moment où la plupart des gens quittent leur emploi pour profiter de rentes plus ou moins généreuses, d’un logement souvent payé et d’une plus grande liberté. C’est l’âge aussi, il faut bien le dire, où l’on risque de se découvrir des problèmes de santé dont on ne connaissait à peu près que le nom. Heureusement, il y a les transports en commun gratuits.

Et puis, je ne suis pas seul. Au Québec, une personne sur cinq (20,8 %) est maintenant âgée de 65 ans ou plus. Pour la première fois en 2022, la proportion des Québécois de 65 ans et plus a dépassé celle des jeunes de 0 à 19 ans. Et le cas du Québec n’est pas unique. Dans l’Union européenne, la proportion des 65 ans et plus est aujourd’hui du même ordre qu’au Québec (21,1 %). Cette proportion demeure plus basse dans les pays du Sud Global, mais elle augmente rapidement. D’ici 2050, une personne sur six (17 %) dans le monde aura 65 ans ou plus.

Dans son World Social Report 2023, sous-titré Leaving No One Behind in an Aging World, le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies parle à cet égard d’un gain de longévité remarquable à l’échelle mondiale, attribuable notamment à la croissance économique, à l’amélioration des conditions sanitaires, des soins de santé, des politiques familiales et de l’éducation, ainsi qu’à la longue lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Le rapport souligne toutefois les défis que pose ce vieillissement de la population pour le maintien de la croissance, la réduction des inégalités et l’offre de soins.

Au Québec et au Canada, les pronostics vont dans le même sens. Ils soulignent les difficultés qui accompagneront une croissance économique ralentie et des revenus gouvernementaux en lente progression, alors même que la demande pour les services de santé et la prise en charge des personnes en perte d’autonomie bondira.

Mais le défi n’est pas uniquement une question d’équilibre budgétaire ou de ressources humaines. Le changement démographique a également des conséquences sur notre vie politique. Une société qui vieillit, comme le Québec, risque en effet de voir ses débats démocratiques se transformer.

Des préoccupations propres aux aînés

Les préférences politiques des personnes âgées ont en effet tendance à être différentes. Il y a bien sûr des électeurs de 65 ans et plus de toutes les orientations politiques; les gens de gauche ne virent pas soudainement à droite le jour de leur retraite.

Et ils ne pensent pas qu’à protéger leurs rentes et leurs avantages. Les personnes âgées sont aussi des parents et des grands-parents, qui se soucient du sort de leur progéniture et partagent leurs inquiétudes, qu’il s’agisse de la dégradation de l’environnement ou de la qualité de l’éducation. Mais toutes choses égales par ailleurs, les 65 ans et plus possèdent tout de même des préoccupations qui leur sont propres. Ou plus exactement, de façon collective, ils n’ont pas tout à fait la même échelle de priorités.

D’abord, faut-il s’en étonner, les personnes âgées se préoccupent davantage de l’évolution des pensions et des services de santé que des politiques familiales, des services de garde ou des dépenses en éducation. Elles ont également tendance à se soucier plus des bénéfices et services publics dans l’immédiat que de projets collectifs pour le long terme. Dit autrement, ces personnes sont plus orientées vers la consommation ici et maintenant que vers l’investissement pour l’avenir.

Les 65 ans et plus sont loin d’être unanimes sur ces questions, mais leurs préoccupations les poussent vers le court terme. Ceci n’est pas sans conséquences, dans des sociétés où ils sont de plus en plus nombreux et plus susceptibles d’aller voter que les jeunes. Dans un bilan récent sur la question, Tim Vlandas, professeur de politiques sociales à l’Université Oxford, note que plus les sociétés vieillissent, plus elles orientent leurs dépenses vers les personnes âgées, au détriment des jeunes.

Les 65 ans et plus sont par ailleurs moins soucieux de l’emploi, et ils poussent les gouvernements à se préoccuper davantage de l’inflation que du chômage. Pire encore, selon Vlandas, les retraités n’ont guère intérêt à soutenir la croissance économique et ils ne sont pas portés à pénaliser les gouvernements qui réussissent mal sur ce plan. Une performance économique médiocre peut les satisfaire.

Les sociétés vieillissantes développeraient ainsi un biais défavorable à l’investissement pour le long terme et à la croissance. Dans toutes les régions du Québec, par exemple, on trouve des municipalités réfractaires à l’activité minière, même lorsqu’il s’agit d’extraire du lithium, composante nécessaire des batteries requises pour s’affranchir du pétrole. Il y a, bien sûr, des considérations environnementales en jeu et des doutes légitimes sur la nécessité de ruiner le paysage et de troubler la quiétude des résidents, mais on peut penser que cette résistance à l’activité minière exprime aussi les préférences d’une société moins jeune et moins obnubilée par la perspective de créer des emplois payants.

Le débat démocratique, cependant, ne se réduit jamais à un simple conflit entre les générations. Comme le note la chercheuse Kate Alexander-Shaw dans une réponse à Vlandas, les intérêts économiques des électeurs ne se traduisent qu’imparfaitement en choix politiques. À tout prendre, les orientations idéologiques et partisanes pèsent plus lourd dans la balance : les gens votent davantage en fonction de leurs valeurs et de leur identité que de leurs intérêts immédiats. L’âge joue certainement un rôle dans la définition des préférences individuelles, mais il le fait en combinaison avec bien d’autres facteurs. Autrement dit, la retraite ne transforme pas les sociaux-démocrates en conservateurs.

À l’échelle des sociétés, la proportion de 65 ans et plus ne dicte pas non plus les politiques publiques. Cette proportion favorise ou défavorise certains choix. Mais, comme Julia Lynch l’a bien démontré dans Age in the Welfare State, la décision de consacrer davantage de ressources publiques aux priorités des plus vieux relève moins de la démographie ou du « pouvoir gris » que de la logique des institutions en place et des aléas du débat démocratique.

Il est possible que les sociétés vieillissantes soient un peu plus prudentes face aux promesses des investisseurs et des gouvernements. Mais, compte tenu de l’état de la planète, ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Et les écarts de préférences entre les générations demeurent sans doute moins importants que ceux qui séparent la droite et la gauche.

Pour ma part, j’arrive tout juste sur le seuil des 65 ans et plus. Cette transition se reflète certainement dans mes préférences musicales. Mais pour l’instant, je n’ai pas senti le vent du pouvoir gris souffler sur mes orientations politiques, depuis longtemps établies.

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Alain Noël
Alain Noël est professeur de science politique à l’Université de Montréal ; il est l’auteur du livre Utopies provisoires : essais de politique sociale (Québec Amérique, 2019)

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