Toutes les mesures de la pauvreté fonctionnent de la même façon : elles établissent un seuil de revenu en deçà duquel une personne est considérée comme vivant en situation de pauvreté et déterminent un taux indiquant la proportion de la population qui vit sous ce seuil. La mesure de faible revenu (MFR), par exemple, situe le seuil de pauvreté à 50 % du revenu médian. La mesure du panier de consommation (MPC) établit un seuil basé sur une estimation du revenu nécessaire pour assurer la couverture des besoins de base dans une région donnée.
Ces mesures permettent de résumer la situation d’un pays par un simple taux, et elles rendent possible la comparaison dans le temps et dans l’espace. Les taux de faible revenu créent cependant une dichotomie entre pauvreté et non-pauvreté qui n’est pas très réaliste. En traçant une simple ligne pour distinguer les situations des uns et des autres, on laisse en effet entendre que, dans certains cas, il pourrait suffire de quelques dollars de plus pour sortir une personne de la pauvreté. C’est ce que suggère la Stratégie canadienne de réduction de la pauvreté : selon elle, en franchissant le seuil de la pauvreté, les ménages atterrissent directement dans la classe moyenne.
Vivian Labrie, une chercheuse indépendante qui a fait avancer beaucoup la réflexion sur les politiques de lutte contre la pauvreté, propose depuis plusieurs années de considérer une zone plutôt qu’un seuil, c’est-à-dire un espace déterminé par deux seuils : un seuil se référant à la couverture des besoins de base, comme le seuil de la MPC au Canada, et un seuil plus élevé indiquant la véritable sortie de la pauvreté. Ensemble, ces deux seuils définiraient une zone de précarité, où la pauvreté est moins sévère, mais toujours présente et préoccupante. Dans un témoignage de 2019 devant le Comité permanent des finances de la Chambre des communes, Labrie reconnaissait que ce second seuil demeure à définir. Mais en principe, ce ne serait pas très difficile.
À mon avis, il y a une certaine résistance à cette approche, parce que, culturellement, nous avons tendance à penser le monde en catégories exclusives. Les gens sont en situation de pauvreté ou ils ne le sont pas, ils ont suffisamment de revenus ou non, ils couvrent leurs besoins de base ou pas. Considérer deux seuils pourrait aussi compliquer le débat public : faudrait-il, par exemple, prioriser l’aide aux personnes qui vivent sous le premier seuil ou travailler plutôt en référence au second seuil ?
Culturellement, nous avons tendance à penser le monde en catégories exclusives. Les gens sont en situation de pauvreté ou ils ne le sont pas, ils ont suffisamment de revenus ou non, ils couvrent leurs besoins de base ou pas.
Dans une note de recherche parue à la fin novembre, trois chercheurs belges, Tim Goedemé, Benoit Decerf et Karel Van den Bosch, proposent une façon originale de contourner ces réticences en créant un nouvel indicateur de pauvreté, qui tiendrait compte de deux seuils pour définir une mesure unique.
Avant de considérer leur approche, il faut dire un mot sur la difficulté de mesurer la pauvreté dans l’Union européenne. Comme il s’agit de comparer des sociétés très différentes en termes de richesse, les Européens ont très tôt convenu de recourir à la mesure de faible revenu sur une base nationale pour établir un seuil de pauvreté en fonction du revenu médian de chaque pays. Ce seuil est fixé assez haut, soit à 60 % du revenu médian.
Mais vivre avec moins de 60 % du revenu médian a des conséquences très différentes selon les pays. Un Allemand, par exemple, dont le revenu se situe tout juste sous ce seuil, peut couvrir correctement ses besoins de base, ce qui n’est pas le cas pour un Roumain. Cela s’explique, bien sûr, par l’écart marqué entre les revenus médians des deux sociétés. Le faible revenu médian de la Roumanie masque la gravité de la pauvreté dans ce pays. Pour faire face à cette difficulté, l’Union européenne retient plutôt un tableau de bord combinant plusieurs mesures, ce qui permet de tracer un portrait assez réaliste de la situation dans chaque État membre.
Les auteurs Goedemé, Decerf et Van den Bosch proposent une autre solution, basée sur la prise en compte et l’intégration de deux seuils de faible revenu. D’abord, ils retiennent le seuil de 60 % du revenu médian en vigueur, afin de définir une ligne de sortie de la pauvreté. Mais à ce seuil supérieur, ils en ajoutent un autre, plus bas, qui est déterminé en fonction de la couverture des besoins essentiels. Il est établi à partir d’estimations des coûts de logement et d’alimentation convertis en monnaie nationale et en parité des pouvoirs d’achat. Ce seuil inférieur est fixe et constant d’une société à l’autre. Il indique la limite de la pauvreté sévère, un seuil commun en deçà duquel les besoins de base ne sont pas couverts.
Les chercheurs combinent ensuite les deux mesures en créant ce qu’ils appellent un « décompte exhaustif de la pauvreté » (extended headcount). Les personnes sous le seuil inférieur comptent pour une unité ; ce sont les individus en situation de pauvreté sévère. Celles qui se situent entre les deux seuils, dans la zone définissant le risque de pauvreté, comptent pour une fraction de 1, en fonction de leur position exacte. Dit autrement : jusqu’au seuil inférieur, le compteur est à 1 ; au-dessus du seuil supérieur, qui marque la véritable sortie de la pauvreté, il est à 0. Entre les deux, on enregistre une fraction. Par exemple, les personnes situées entre les deux seuils sont en moyenne plus pauvres en Pologne (0,48) qu’en Allemagne (0,39).
Le résultat de ce décompte constitue un indicateur intégré qui tient compte de façon circonstanciée de la pauvreté sévère et du risque de pauvreté, dressant ainsi un portrait plus nuancé de la pauvreté en Europe. Avec la simple MFR à 60 % utilisée actuellement, le taux de faible revenu est de 15,3 % dans l’Europe plus riche du Nord et de l’Ouest, comparativement à 16,8 % en Europe de l’Est et 20,3 % dans l’Europe du Sud. Avec la nouvelle mesure exhaustive, les taux sont respectivement de 6,9, 21,1 et 15,0 %. C’est alors l’Europe de l’Est qui connaît la situation la plus difficile. La figure ci-dessous, qui retient les deux mesures pour quelques pays représentatifs, montre comment la nouvelle mesure fait ressortir plus clairement l’effet de la pauvreté sévère dans les pays de l’Est et du Sud, et clarifie les écarts entre des pays comme la Roumanie et la Grèce et d’autres, comme la France et le Danemark.
La nouvelle mesure ne change pas beaucoup le classement des pays, et elle demeure corrélée aux mesures habituelles de la pauvreté, ce qui tend à confirmer sa validité. Mais elle rend mieux compte des contrastes véritables entre les différents pays de l’Union européenne.
Il serait assez simple et probablement instructif de faire un exercice semblable pour les provinces canadiennes, en se fondant sur la MPC ― qui est indubitablement une mesure plus sophistiquée que le seuil fixe estimé par les chercheurs européens ― et la MFR à 60 % (idéalement en basant celle-ci sur le revenu médian provincial). Cela donnerait un portrait plus complet de la pauvreté, un portrait qui tient compte à la fois de la pauvreté sévère et de situations moins extrêmes, mais tout de même précaires, en deçà du seuil de sortie réelle de la pauvreté. La nouvelle mesure établirait non pas une simple frontière de revenu à franchir, mais plutôt deux frontières, qui ensemble définiraient une zone de précarité à garder à l’esprit.