Le ministre fédéral de la Famille, des Enfants et du Développement social, Jean-Yves Duclos, vient de dévoiler la première Stratégie canadienne de réduction de la pauvreté, qui était en préparation depuis plusieurs mois. Cette stratégie fait de la lutte contre la pauvreté une priorité, énonce des principes pour guider l’action et fixe des objectifs pour les années à venir. Elle établit également, pour la première fois, un seuil officiel de la pauvreté au Canada, et annonce l’adoption d’une loi-cadre ainsi que la création d’un Comité consultatif national sur la pauvreté.
C’est déjà beaucoup. Depuis 2002, année de l’adoption au Québec de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, les provinces et territoires ont tous adopté une stratégie de réduction de la pauvreté, sauf l’Alberta, qui a introduit diverses mesures mais sans stratégie définie, et la Colombie-Britannique, qui mène présentement des consultations en vue d’en élaborer une. Plusieurs municipalités se sont également donné des objectifs et des moyens. Mais, pendant toutes ces années, le gouvernement fédéral semblait ailleurs. Au pouvoir de 2006 à 2015, les conservateurs considéraient que, pour réduire la pauvreté, il suffisait de favoriser la croissance économique.
Une reconnaissance formelle du problème de la pauvreté
En présentant sa propre stratégie de réduction de la pauvreté, le gouvernement Trudeau reconnaît que les politiques fédérales ont elles aussi une incidence sur la pauvreté. Surtout, il fait de la lutte contre la pauvreté un enjeu prioritaire, avec des objectifs, des indicateurs de résultats et un cadre institutionnel pour accompagner l’action gouvernementale.
La nouvelle stratégie fédérale est plutôt en phase avec celle du gouvernement du Québec, qui en ce domaine a posé les jalons. Sa définition de la pauvreté, notamment, est presque identique à celle de la loi québécoise : « La condition dans laquelle se trouve une personne qui est privée des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour atteindre et maintenir un niveau de vie de base et pour favoriser son intégration et sa participation à la société. » La mesure phare pour jauger les progrès accomplis est également la même, soit la mesure du panier de consommation (MPC) établie par Statistique Canada. Cette mesure est même élevée au rang de seuil officiel de la pauvreté au Canada, ce qui donne au problème une reconnaissance formelle qu’il n’a jamais eue au pays.
Le choix de la MPC comme seuil officiel me semble judicieux. Pour des raisons que j’ai déjà expliquées, cette mesure constitue un bon indicateur, car il tient compte de la couverture des besoins de base dans les différentes régions du pays, et fait porter le regard sur les conditions de vie réelles des personnes en situation de pauvreté.
L’approche fédérale est cependant moins prudente que celle retenue à Québec, où la MPC est vue non pas comme le seuil de la pauvreté, mais plutôt comme une « mesure de référence pour suivre les situations de pauvreté sous l’angle de la satisfaction des besoins de base ».
Quelle différence cette précision représente-t-elle ? D’abord, la formulation retenue au Québec permet de voir qu’il existe plus d’un seuil possible. Pour faire des comparaisons internationales, par exemple, il est nécessaire, comme le reconnaît le document fédéral, d’utiliser la mesure du faible revenu (MFR), soit un taux basé sur un seuil de 50 % ou 60 % du revenu médian d’un pays. Je suggérais récemment une approche semblable pour les comparaisons entre provinces, avec un revenu médian provincial.
En parlant uniquement d’une mesure de référence, l’approche québécoise invite aussi à la prudence avant d’évoquer des sorties de la pauvreté. Un ménage tout près du seuil officiel de la pauvreté n’est pas automatiquement tiré d’affaire si on lui donne 100 dollars. Une zone, autour du seuil de la MPC, demeure caractérisée par une grande précarité, surtout quand on considère la vie des personnes et des ménages dans la durée.
D’un seuil théorique à la réalité des ménages
La stratégie fédérale a tendance à faire l’impasse sur cette précarité. Elle suggère notamment qu’en franchissant le nouveau seuil officiel de la pauvreté, les Canadiens se joindront tout bonnement à la fameuse classe moyenne de Justin Trudeau. Il ne s’agit que d’« encourager les Canadiens à se sortir de la pauvreté, afin qu’ils fassent partie de la classe moyenne ».
Prenons un des exemples fictifs présentés dans le document. Un encadré sur la MPC parle d’un couple de Blainville dans les Basses-Laurentides, Lysanne et Éric, avec deux enfants, Maxime, 13 ans, et Danielle, 9 ans. Ensemble, Lysanne et Éric se situaient en 2015 juste au seuil officiel de la pauvreté pour une municipalité québécoise de 30 000 à 99 999 habitants, leur revenu disponible à la consommation étant de 32 871 dollars. Cela signifie que, chaque mois, la famille disposait de 604 dollars pour le logement (y compris l’électricité et le chauffage), de 947 dollars pour l’alimentation, de 192 dollars pour le transport, de 161 dollars pour les vêtements et les chaussures, et de 835 dollars pour le reste, incluant les produits d’hygiène personnelle, un service téléphonique de base, les fournitures scolaires, les livres et les loisirs.
Chacun pourra juger de la difficulté d’arriver avec un tel budget pour quatre personnes, mais on peut convenir que Lysanne et Éric ne sont pas exactement aux portes de la classe moyenne. Un trou important persiste donc entre les situations de pauvreté déterminées par le seuil officiel et la véritable classe moyenne, un écart que la stratégie fédérale maintient dans l’angle mort de son analyse.
Les baisses d’impôt pour la classe moyenne annoncées dans le budget fédéral de 2015 visaient les contribuables gagnant entre 45 282 dollars et 199 999 dollars par année. Même s’ils franchissaient le seuil de la pauvreté, Lysanne et Éric auraient encore bien des échelons à gravir avant d’accéder à cette classe moyenne, bénéficiaire de baisses d’impôt.
Il faut, évidemment, fixer un seuil quelque part, et à ce titre la MPC demeure un bon repère. Un seuil officiel de la pauvreté met aussi le problème en évidence et force les gouvernements à rendre des comptes.
Il faut toutefois prendre garde de tout miser sur une seule mesure et d’en faire l’alpha et l’oméga de la lutte contre la pauvreté. À ce titre, le tableau de bord d’indicateurs proposé dans la stratégie fédérale semble plus prometteur.
La prudence s’impose quand on mesure la pauvreté, et il est bon de garder à l’esprit qu’au-dessus du seuil se trouvent encore des situations précaires. Mais soyons bons joueurs. Avec la première stratégie fédérale de lutte contre la pauvreté, le ministre Jean-Yves Duclos et son gouvernement viennent de faire un grand pas en avant.
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