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Ce n’est pas un secret pour personne que l’assurance-emploi (AE) doit être réformée en profondeur. Le principal filet de sécurité sociale du Canada n’a pratiquement pas changé depuis sa mise en place. Pourtant, au fil des décennies, le marché du travail s’est détourné du travail permanent à temps plein. L’AE se trouve ainsi à couvrir une proportion de plus en plus réduite de la main-d’œuvre canadienne, et elle est pratiquement inaccessible aux travailleurs les plus vulnérables.

La pandémie de COVID-19 a mis en évidence plusieurs des lacunes de l’AE, ce qui a amené le gouvernement fédéral à chercher à moderniser le programme pour le rendre accessible.

Mettre à jour les lois du travail pour remédier à la mauvaise catégorisation de certains travailleurs permettrait de combler les lacunes de l’assurance-emploi en faisant bénéficier un plus grand nombre de travailleurs du programme, tandis qu’un soutien d’urgence distinct pourrait aider ceux qui passent encore à travers les mailles du filet.

L’un des groupes laissés pour compte par l’assurance-emploi et qui serait favorisé par une telle approche est celui des travailleurs autonomes solitaires à faible revenu et des travailleurs à la demande. Présentement, ces travailleurs n’ont pas droit aux prestations régulières de l’assurance-emploi.

Il s’agit d’un sous-ensemble croissant du marché du travail qui connaît une grande précarité – mal rémunéré, instable et sans protection. Les travailleurs autonomes solitaires et les travailleurs à la demande représentent aujourd’hui 6,6 % de la main-d’œuvre totale du Canada. Leur proportion augmente au sein de la population des travailleurs indépendants, dont ils représentent aujourd’hui près des trois quarts.

Pris collectivement, ces travailleurs sont exposés à une précarité similaire; cependant, dans le détail, leurs expériences professionnelles peuvent être assez différentes.

Certains n’ont pas d’employeur apparent, tandis que d’autres sont des «entrepreneurs dépendants », dans la mesure où ils travaillent presque exclusivement pour une ou deux entreprises

Certains peuvent être mal catégorisés, ce qui signifie que leur employeur les a embauchés en tant que travailleurs autonomes ou entrepreneurs afin d’éviter l’application des normes du travail. Uber et Amazon ont notamment été accusés d’avoir mal classé des travailleurs, mais le phénomène existe dans de nombreux secteurs d’activité.

La définition de la situation professionnelle affecte qui peut bénéficier d’une aide au revenu. Les travailleurs dont la situation reflète plus étroitement le modèle employeur-employé peuvent bénéficier plus facilement de l’assurance-emploi, tandis que ceux qui sont véritablement indépendants nécessitent des solutions plus créatives.

Les travailleurs qui ont des contrats à la pièce à court terme ont généralement peu de certitude quant à la poursuite de leur emploi, peu de contrôle sur leurs conditions de travail et leurs salaires, de faibles rémunérations et des niveaux de protection médiocres (comparativement aux salariés qui bénéficient de régimes d’assurance collective, par exemple).

Beaucoup de gens se tournent vers le travail indépendant ou le travail à la carte pour joindre les deux bouts en raison d’obstacles ou de difficultés rencontrées sur le marché du travail traditionnel, notamment l’insuffisance des revenus ou une perte d’emploi.

D’autres ont des responsabilités d’aidant naturel qui les empêchent de travailler à temps plein. Les femmes, les immigrants et les personnes moins instruites sont surreprésentés dans ce groupe, dont les revenus sont parmi les plus faibles du Canada. Le revenu annuel médian des travailleurs autonomes était de 15 400 $ en 2022.

Les revenus des travailleurs autonomes et les travailleurs fluctuent en raison des contrats à court terme, des flux de revenus multiples et des taux de rémunération qui changent constamment. Bien qu’ils disposent d’une certaine flexibilité quant au moment où ils effectuent leur travail, ils peuvent subir des « chocs de revenus » indépendants de leur volonté en raison d’événements externes ou de l’évolution de la situation économique.

Pourtant, leurs revenus déjà plus faibles les rendent moins aptes à supporter des baisses additionnelles. Cette volatilité fait en sorte qu’un filet de sécurité devient crucial, mais l’assurance-emploi ne peut rien pour eux dans de telles circonstances.

Intégrer les travailleurs autonomes et à la demande à l’assurance-emploi

Le débat sur l’inclusion des travailleurs autonomes dans le régime d’assurance-emploi ne date pas d’hier. Le programme actuel fonctionne selon un modèle d’assurance qui repose sur des critères d’éligibilité stricts et sur les cotisations des travailleurs et des employeurs. Il est conçu pour couvrir les pertes d’emploi de salariés; les travailleurs autonomes n’entrent pas dans ce cadre.

La raison pour laquelle un salarié dépose une demande de prestations peut être confirmée par un employeur, mais il n’existe pas de mécanisme similaire pour les travailleurs autonomes. Les inclure dans le régime d’assurance-emploi pourrait exposer le programme à des abus, ce qui mettrait en péril la viabilité financière du filet de sécurité.

Les difficultés administratives liées à l’inclusion des travailleurs atypiques dans le régime d’assurance-emploi seraient considérables. Le calcul d’un flux normal de revenus – nécessaire pour déterminer les taux de prestations – s’avérerait difficile pour des travailleurs dont les revenus sont volatiles. Il serait également difficile de déterminer les éléments déclencheurs du versement de prestations, puisque ces travailleurs pourraient subir une réduction importante de leurs revenus, sans pour autant être licenciés comme un employé traditionnel.

Certains travailleurs autonomes – par exemple les pêcheurs, les coiffeuses, les barbiers et les chauffeurs de taxi – bénéficient déjà de prestations spéciales ou régulières. Mais si l’on ne repense pas l’assurance-emploi traditionnelle, les solutions proposées pour répondre aux besoins de tous les travailleurs autonomes et à la demande risquent d’être complexes à administrer et de ne pas répondre aux besoins en matière de soutien au revenu.

Des solutions qui sortent des sentiers battus

Une révision de l’assurance-emploi pourrait consister en une double approche qui soutiendrait les travailleurs qui pourraient raisonnablement être couverts, puis ajouterait un soutien alternatif au revenu à ceux qui ne pourraient recevoir d’assurance-emploi.

La première étape consisterait à faire en sorte que les travailleurs autonomes essentiellement liés à un employeur unique – comme les chauffeurs Uber – soient couverts, en modifiant les lois du travail en conséquence. Un modèle semblable au test ABC de la Californie créerait une présomption que ces travailleurs sont des salariés. Ce serait alors à l’employeur de prouver qu’il s’agit d’un travailleur autonome.

Cela permettrait d’étendre l’assurance-emploi à de nombreux travailleurs à la demande, en particulier ceux qui sont employés par l’intermédiaire d’une agence ou d’une plateforme numérique. Certains ajustements seraient nécessaires, mais ils pourraient s’inspirer des dispositions existantes pour les travailleurs autonomes. Un tel changement pourrait s’opérer sans trop compliquer le programme. Il pourrait également inclure des réformes déjà discutées visant à élargir les critères d’admissibilité.

La création des liens employeur-employé qui en résulterait exigerait que davantage d’entreprises paient des cotisations à l’assurance-emploi, de même que d’autres bénéfices. Le fait de transférer les coûts du soutien au revenu aux entreprises qui dépendent du travail à la demande pourrait les dissuader de recourir aux pratiques commerciales exploitant le travail précaire.

La deuxième étape s’appliquerait à tous les travailleurs à faibles revenus qui n’ont pas droit à l’assurance-emploi, y compris les véritables travailleurs autonomes.

Un nouveau programme de soutien au revenu résiduel pourrait offrir un palliatif aux personnes confrontées à une baisse substantielle de leurs revenus en raison de catastrophes naturelles, de pandémies ou de fluctuations économiques. Les travailleurs qui perçoivent l’Allocation canadienne pour les travailleurs, mais qui n’ont pas droit à l’assurance-emploi pourraient bénéficier d’un soutien provisoire lorsqu’ils perdent leur revenu dans des circonstances indépendantes de leur volonté. Un tel soutien serait limité dans le temps et ciblerait les travailleurs à faibles revenus.

Les retombées économiques de la COVID-19 ont montré la nécessité d’une aide stabilisatrice en cas de crise grave. Un programme de soutien au revenu dans le cadre de l’assurance-emploi permettrait d’aider les travailleurs les plus exposés. Il éviterait aussi les problèmes liés à la généralisation de l’assurance-emploi aux travailleurs autonomes.

Les deux mesures n’offriraient qu’une couverture imparfaite, surtout si on la compare au soutien que l’assurance-emploi fournit pour les salariés traditionnels. Les travailleurs mal catégorisés seraient toujours vulnérables et l’aide à la perte de revenu ne s’ajouterait que dans des circonstances spécifiques.

Ces mesures pourraient également entraîner des coûts imprévisibles, en particulier lors d’un bouleversement économique de grande ampleur. Ces coûts pourraient toutefois être restreints en assurant un équilibre entre la prudence budgétaire et le soutien aux travailleurs qui ne sont pas couverts par l’assurance-emploi.

Néanmoins, une réinitialisation en deux volets de l’assurance-emploi permettrait de l’actualiser à la main-d’œuvre d’aujourd’hui et de soutenir ceux qui passent encore à travers les mailles du filet. Les travailleurs bénéficieraient d’un soutien étendu sans que les mauvaises catégorisations soient maintenues. L’utilisation des normes du travail pour garantir la couverture d’un plus grand nombre de travailleurs contribuerait à modérer les coûts de l’aide, sans pour autant rendre l’administration de l’assurance-emploi plus difficile.

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Gabrielle Feldmann
Gabrielle Feldmann est récemment diplômée du programme de maîtrise en politique publique de l’Université Simon Fraser. Elle a précédemment travaillé dans sur les politiques d’assurance-emploi à Emploi et Développement social Canada.

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