Collectivement, nous savons beaucoup de choses sur la pauvreté. Nous convenons de seuils de faible revenu — la moitié du revenu médian par exemple —, et ceux-ci nous permettent d’établir des taux de pauvreté et de faire des comparaisons. Nous pouvons aussi jauger la profondeur du problème, c’est-à-dire la distance qui sépare différents groupes de personnes pauvres du seuil convenu de faible revenu.
En comparaison, la richesse apparaît bien secrète. Il n’existe pas, en effet, de seuils établis de revenu élevé. Et si on cherche du côté de Statistique Canada ou de l’Institut de la statistique du Québec, on ne trouve pas pour la richesse de tableaux équivalents à ce qui existe pour le faible revenu.
Dans son dernier budget, le ministère des Finances du Québec a porté cette touchante discrétion à un sommet en présentant un tableau de la croissance du revenu par décile qui ne comptait que neuf déciles. La situation du 10 p. 100 le plus riche a tout simplement été omise « pour des raisons de disponibilité et de qualité des données ». Ainsi, l’analyse fait des ménages du neuvième décile « les plus riches ». Sachez d’ailleurs que ceux-ci ne se sont pas enrichis exagérément depuis 2003 !
Ce constat n’est guère étonnant puisque toute la littérature internationale sur le sujet montre que c’est tout en haut de l’échelle, dans le 5 ou même le 1 p. 100 le plus riche que l’action se passe depuis 20 ans.
Que serait alors un seuil de revenu élevé cohérent? Dans une revue de la question publiée en 2007, Brian Murphy, Paul Roberts et Michael Wolfson, de Statistique Canada, discutent différentes possibilités, selon que l’on retienne un seuil absolu ou relatif. Un seuil absolu pourrait, par exemple, être établi à 100 000 dollars par année pour une personne seule, ou à 132 406 dollars si on retient le revenu à partir duquel s’applique, en 2012, le taux fédéral d’imposition le plus élevé (de ce point de vue, il apparaît plus facile de devenir riche au Québec puisque le taux maximal d’imposition s’y applique à partir de 80 200 dollars).
Le problème avec de tels seuils absolus est qu’ils n’évoluent pas en fonction de la croissance générale des revenus. Quand le revenu moyen augmente, il faudrait aussi que le seuil de la richesse monte.
Une option, inspirée de la mesure de la pauvreté, serait de considérer plutôt un multiple du revenu médian. Si on situait le seuil de revenu élevé à trois fois le revenu total médian, par exemple, le seuil canadien pour un particulier en 2009 aurait été à 82 200 dollars, assez proche, en passant, du seuil maximal de l’impôt québécois. Pour une famille, le même seuil était alors à 162 000 dollars.
Mais à 82 200 dollars, une personne est-elle vraiment au seuil de la richesse? Évidemment, un tel revenu demeure bien loin du 3,1 millions de dollars par année récolté par Monique F. Leroux, présidente du Mouvement Desjardins, ou du 8,5 millions de Louis Vachon, grand patron de la Banque Nationale. Tout de même, au Québec, en 2009, à peine 6,3 p. 100 des personnes de 16 ans ou plus avaient un revenu total de plus de 80 000 dollars par année. Le triple du revenu médian constitue donc un seuil de richesse plausible.
Mais un simple seuil ne suffit pas. Dans un ouvrage paru en 1971, l’économiste néerlandais Jan Pen comparait la distribution des revenus à une parade de 60 minutes, où les participants défilaient en ordre de grandeur, leur taille étant équivalente à leur revenu. Ce que voyaient les spectateurs n’était pas une progression graduelle des tailles, mais plutôt un long défilé de très petites personnes, suivies de quelques marcheurs moyens, grands et très grands. Les marcheurs de taille moyenne n’arrivaient en fait qu’à la 45e minute. À six minutes de la fin, quand s’approchait le 10 p. 100 le plus riche, les spectateurs pouvaient voir défiler des spécimens de trois fois leur taille, suivis rapidement par des géants de vingt puis de cent fois leur grandeur. D’inquiétantes créatures s’élevant à plus de trois kilomètres fermaient cette marche de nains.
Pour comprendre la richesse, il ne faut donc pas simplement retenir la taille des marcheurs qui arrivent à six minutes de la fin. Il faut vraiment rester jusqu’au bout et prendre la mesure des géants qui ferment le défilé.
C’est ce qu’ont fait les économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Anthony Atkinson en utilisant les données fiscales pour établir l’évolution de la part du revenu du centième et du millième le plus élevé dans les dernières décennies. Un peu partout dans les années récentes, ce sont en effet les très riches, les géants qui ferment la parade, qui se sont le plus enrichis. Ce sont eux également qui ont vu leurs actifs augmenter le plus rapidement.
Or ces superriches sont rarement des personnes exceptionnelles ou des grands innovateurs. Il s’agit surtout d’héritiers ou de cadres plus ou moins en position de voter leur propre salaire, dans un monde où les normes de revenu ont cessé d’être guidées par la décence.
Mais on connaît encore trop peu de choses sur ce qui se passe à la toute fin du défilé. Si on veut parler de juste part, il faudrait en savoir autant sur la richesse que sur la pauvreté.