Depuis près de 50 ans, le gouvernement québécois déploie des mesures incitatives et coercitives pour mieux répartir les médecins de famille sur le territoire. Objectif : combler les besoins criants des régions éloignées et freiner la concentration des effectifs dans les grands centres. Bourses d’études, modulation des honoraires et quotas imposés en vertu des plans régionaux d’effectifs médicaux ont contribué à redistribuer les médecins. Mais ces stratégies ont des effets indésirables qui soulèvent des questions sur l’efficacité réelle du modèle. 

Au Québec, comme ailleurs au Canada, les médecins de famille sont des travailleurs autonomes. En l’absence de régulation, ils peuvent choisir librement leur lieu de pratique. Ils seront souvent attirés par les régions à proximité de leur famille, celles où l’on retrouve les meilleurs hôpitaux, une population plus scolarisée et s’exprimant dans la même langue qu’eux. Les régions qui offrent des infrastructures de loisirs de grande qualité seront également prisées. Cependant, les choix des médecins peuvent affecter l’équité en matière d’accès aux services médicaux pour la population, ce qui devrait préoccuper les systèmes de santé publics.  

Ce fut particulièrement vrai au Québec dans les années  1970, alors que le nombre de médecins de famille par 100 000 habitants était nettement plus élevé dans les régions universitaires que dans les autres régions. Pour pallier ces disparités, le gouvernement du Québec a mis en place plusieurs mesures afin d’influencer le choix du lieu de pratique des médecins de famille.  


Ainsi, en 2024, une omnipraticienne exerçant à Rimouski recevait 120 % des honoraires de base de l’assurance maladie si elle travaillait en établissement et 115 % si elle travaillait en cabinet. Dans des régions plus isolées, comme le Nord-du-Québec, elle touchait 130 % des honoraires de base en établissement et 120 % en cabinet. En revanche, si la même omnipraticienne exerçait dans une région universitaire telle que Montréal, Québec ou l’Estrie, elle recevait uniquement le tarif de base. 

En 1975, il y avait 47 médecins de famille pour 100 000 habitants dans les régions éloignées ou isolées, contre 69 dans les régions universitaires. Depuis, le nombre de médecins de famille pour 100 000 habitants a augmenté au Québec, mais de façon plus marquée dans les régions non universitaires. Ainsi, en 2021, ce même ratio était de 191 dans les régions éloignées ou isolées, tandis qu’il était de 146 dans les régions universitaires. 

Quelles mesures ont été mises en œuvre pour influencer le choix du lieu de pratique des médecins dans les différentes régions ? Quelles sont-elles dans les autres provinces et pays ? Les tendances observées témoignent-elles de l’efficacité de ces mesures ou sont-elles liées à une croissance démographique inégale selon les régions ? Les politiques d’incitation et de sanction auraient-elles pu engendrer des effets pervers, comme l’accentuation de nouvelles disparités régionales ? Quels en sont les enjeux pour les politiques publiques visant à orienter le choix du lieu de pratique des futurs médecins de famille ? Ce sont là autant de questions que nous avons examiné dans notre étude CIRANO. 

Des mesures qui fonctionnent

Trois mesures principales étudiées dans notre recherche ont été mises en place pour influencer le lieu de pratique des médecins de famille au Québec : les bourses d’études, la rémunération différente et les quotas imposés en vertu des plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM). Dès 1975, le gouvernement a instauré un programme de bourses pour les étudiants en médecine de famille afin de favoriser la pratique en région éloignée. En 1986, des bourses-contrats ont été introduites pour les années de résidence, accompagnées d’une obligation d’exercer en région en fonction du nombre d’années de bourse reçues. D’autres mesures incitatives incluent des primes d’installation, d’éloignement et de rétention pour les régions éloignées et isolées. 

En parallèle, une politique de rémunération différente a été mise en place en 1981, offrant une majoration ou une minoration des honoraires selon la région d’exercice dans les trois premières années de pratique des nouveaux médecins. En 1985, cette majoration a été étendue à tous les médecins, indépendamment de leur ancienneté. La minoration, qui était de 70 % dans les régions universitaires, a perduré jusqu’en 2003, avant l’instauration des PREM en 2004. Ces derniers imposent aux nouveaux médecins de famille d’obtenir un avis de conformité du département régional de médecine générale pour pratiquer dans une région.  

En cas d’absence d’avis, une pénalité de 30 % sur la rémunération est appliquée. Les objectifs des PREM sont d’estimer annuellement les besoins en médecins de famille et d’attribuer un nombre de médecins pour chaque région. En 2015, les contraintes des PREM ont été renforcées avec l’élimination de l’exemption de pénalité pour les médecins exerçant en établissement et une planification plus détaillée des avis au niveau des sous-territoires plutôt qu’au niveau régional. 

Le transfert fédéral en santé augmente-t-il vraiment plus vite que les dépenses des provinces? 

Les résultats de notre étude montrent que les bourses, en haussant le revenu des médecins, augmentent significativement la probabilité qu’un médecin choisisse de s’installer en région éloignée. La rémunération différente a également un effet positif et significatif sur la probabilité de pratiquer en région isolée. S’agissant des PREM, entre 2004 et 2015, nous avons observé qu’ils augmentaient de façon marquée la probabilité d’exercer en région périphérique par rapport à Montréal.  

Cependant, aucune différence n’a été observée dans les régions éloignées ou isolées par rapport à Montréal. Les changements apportés aux PREM en 2015 ont légèrement augmenté la probabilité d’exercer dans une région universitaire autre que Montréal, tout en renforçant la probabilité d’exercer dans les régions périphériques et intermédiaires. Par ailleurs, plusieurs facteurs influencent les médecins dans le choix de lieu de pratique. Il en ressort que les médecins formés hors du Québec et les non-francophones sont plus enclins à exercer à Montréal.  

Les médecins formés au Québec préfèrent exercer près de leur lieu de formation. Ceci suggère que le médecin qui a étudié dans un campus dit « délocalisé » qui offre une formation universitaire à l’extérieur du campus principal (à Trois-Rivières, par exemple pour l’Université de Montréal ou à Lévis ou Rimouski pour l’Université Laval) peut être incité à pratiquer dans une région proche de celui-ci. La probabilité de choisir une région éloignée est également plus élevée chez les hommes et la densité médicale — un indicateur qui mesure le nombre de médecins par rapport à la population d’une région — a un effet d’attraction positif.  

Des effets pervers à prendre en considération 

Les mesures incitatives et coercitives mises en place pourraient avoir des effets indésirables, notamment sur l’attractivité de la médecine de famille par rapport aux autres spécialités ou sur la productivité. En effet, certaines mesures, telles que les PREM, qui imposent des contraintes aux omnipraticiens souhaitant s’installer dans les régions universitaires, pourraient réduire l’intérêt des étudiants pour la médecine de famille ou les inciter à exercer dans le secteur privé. D’autre part, les avantages financiers associés à la pratique en région éloignée pourraient inciter certains médecins à réduire leurs heures de travail par rapport à ceux qui exercent dans des régions universitaires. Il est crucial de documenter ces phénomènes et d’en tenir compte dans l’élaboration de futures politiques d’attraction des nouveaux médecins de famille. 

Les mesures mises en œuvre par le gouvernement du Québec ont permis d’attirer de nouveaux médecins de famille dans les régions extérieures à Montréal. Cependant, ces mesures ne doivent pas être considérées comme une fin en soi, mais comme des moyens pour atteindre des objectifs de santé publique. Il est donc essentiel de procéder à des évaluations de l’impact de ces mesures pour déterminer leurs effets sur l’accès et l’utilisation des services de santé ainsi que sur les résultats en matière de santé. Par ailleurs, toutes ces mesures ont un coût, et il sera important que de futures études examinent leur coût-efficacité.

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Bernard Fortin
Bernard Fortin est professeur émérite au Département d’économique de l’Université Laval, chercheur et fellow au CIRANO. Il s’est distingué dans plusieurs champs de sa discipline, dont l’économie du travail et l’économie de la santé. Il est membre de la Société royale du Canada. 
Maude Laberge
Maude Laberge est professeure agrégée au département de médecine sociale et préventive de la Faculté de médecine de l'Université Laval et chercheuse CIRANO. Ses intérêts de recherche portent sur les soins de première ligne, l'économie de la santé et la mesure de la performance. 
Justin Ndoutoumou
Justin Ndoutoumou est étudiant au doctorat en économique à l’Université Laval. 
Josette Gbeto
Josette Gbeto est étudiante au doctorat en économique à l’Université Laval. 

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