(English version available here)

OTTAWA – Un nombre record de fonctionnaires se présentent aux élections cette année, avec neuf fois plus de candidats conservateurs que libéraux.

L’élection de 2025 ébranle le vieux mythe d’une bureaucratie dominée par les libéraux et relance les éternelles questions de neutralité, de non-partisanerie, de perception de biais et de confiance envers la fonction publique, où les règles permettent une activité politique.

La Commission de la fonction publique (CFP), gardienne de l’impartialité de la fonction publique fédérale, confirme que 65 fonctionnaires ont demandé l’autorisation de se présenter. De ce nombre, onze se sont désistés, 54 ont reçu le feu vert pour briguer les suffrages, et 24 sont officiellement en lice — sous les bannières de neuf partis différents.

Ce sont les conservateurs qui comptent le plus grand nombre de candidatures, avec neuf fonctionnaires. Un revirement étonnant pour un parti qui a longtemps soutenu que la fonction publique était truffée de sympathisants libéraux. L’ancien premier ministre Stephen Harper affirmait d’ailleurs que son pouvoir était freiné par une fonction publique, un Sénat et une magistrature dominés par les libéraux.

Même si le nombre de candidats peut sembler minime au regard des 367 000 employés fédéraux, ces candidatures attirent toujours l’attention.

« Les chiffres ne sont pas probants, mais ils mettent les choses en perspective par rapport au discours conservateur voulant que la fonction publique soit un bastion libéral », note Ralph Heintzman, ancien haut fonctionnaire et coauteur du Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique du Canada.

Une seule fonctionnaire — une économiste et directrice générale à Affaires mondiales Canada — brigue les suffrages pour le Parti libéral dans Trois-Rivières. Aucun ne s’est présenté pour le Bloc Québécois. Le calendrier électoral et les retournements de fortune politique pourraient expliquer ce déséquilibre. Il y a trois mois à peine, beaucoup anticipaient une vague conservatrice et ont pris leur décision avant le regain des libéraux. La CFP acceptait les demandes jusqu’au 28 mars.

Certains avancent que l’ampleur de l’enjeu électoral — croiser le fer avec Donald Trump — pousse davantage de fonctionnaires à faire le saut. D’autres y voient une stratégie de sortie, dans un contexte où l’on anticipe des coupes, quel que soit le parti au pouvoir.

Amanda Rosenstock, analyste en politiques publiques, se présente pour une deuxième fois comme candidate du Parti vert, cette fois dans Ottawa-Centre. Elle estime que les fonctionnaires comprennent bien leur rôle et les limites de l’impartialité.

« Si un fonctionnaire souhaite faire changer une politique, ce n’est pas à l’intérieur de la fonction publique qu’il y parviendra. C’est le rôle du politique », affirme-t-elle. « À mon avis, ces collègues veulent influencer l’orientation des politiques, et ils choisissent de le faire en se présentant. »

David Zussman, ancien commissaire de la CFP pendant huit ans, a longtemps cru que les fonctionnaires ne devraient pas pouvoir briguer un mandat fédéral — une position invalidée par les tribunaux en 1991. Depuis, la Commission doit encadrer ces candidatures et fixer des conditions.

À l’époque, rappelle-t-il, il était très rare qu’un fonctionnaire se présente, et cela se produisait surtout dans des circonscriptions rurales, loin d’Ottawa. Se porter candidat dans la capitale, à proximité des ministres et des sièges sociaux, était tabou — et cela le demeure pour la haute direction. Pourtant, cette année, près de la moitié des fonctionnaires candidats sont en lice dans des circonscriptions de la région d’Ottawa.

Abonnez-vous à The Functionary, l’infolettre (en anglais) de Kathryn May sur la fonction publique.

« Ils étaient connus localement comme le visage du gouvernement, jouissaient d’un certain prestige, et on les persuadait parfois de se présenter », se souvient Zussman. « Mais ils étaient très éloignés des rouages d’Ottawa. Je ne me rappelle pas qu’un fonctionnaire se soit présenté dans la capitale. C’est nouveau. »

Il se souvient aussi avoir reçu régulièrement des plaintes de députés de la région d’Ottawa, agacés de voir des employés fédéraux faire campagne pour leurs adversaires, un phénomène qui perdure.

« On devait leur rappeler que ces employés en avaient le droit. Mais c’était une cause perdue de vouloir convaincre un nouveau gouvernement que la fonction publique ne lui était pas hostile. »

L’activité politique des fonctionnaires a longtemps été interdite, jusqu’à l’arrêt Osborne de la Cour suprême, qui a jugé cette interdiction contraire à la liberté d’expression. Depuis, les fonctionnaires peuvent s’engager politiquement — à condition de rester neutres dans l’exercice de leurs fonctions.

La CFP évalue les demandes en tenant compte du poste occupé, de son influence, de la visibilité de la personne, des liens avec ses fonctions, et de son degré de notoriété. Ceux qui obtiennent l’autorisation doivent prendre un congé non payé et démissionner s’ils sont élus.

Heintzman estime toutefois que cet arrêt a nui à la bonne gouvernance. Selon lui, permettre aux fonctionnaires de se présenter aux élections fédérales entre en contradiction avec l’idéal d’une administration professionnelle et non partisane.

« Ce n’est pas que ces gens ne peuvent pas redevenir impartiaux ensuite. Je crois que c’est possible. Mais tout est une question de perception. La confiance est primordiale. Pourquoi les citoyens et les élus devraient-ils croire en l’impartialité d’une fonction publique remplie d’anciens candidats politiques ? »

Se présenter, plus facile que militer?

Se lancer en politique est la partie facile, estime Emilie Taman, avocate et ex-procureure fédérale, congédiée après avoir tenté de se présenter pour le NPD, en 2015, sans l’aval de la CFP.

Elle soutient que l’autocensure est bien plus présente dans les gestes politiques du quotidien : afficher une pancarte sur sa pelouse, porter un macaron, faire du porte-à-porte ou contribuer à une campagne. Ces gestes sont permis, mais de nombreux fonctionnaires s’en abstiennent par crainte de représailles. En cas de doute, ils préfèrent s’abstenir.

« La direction est tellement tendue dès qu’il est question d’activités politiques que cette anxiété se transmet aux employés, qui finissent par confondre ce qu’ils peuvent faire avec ce qu’ils devraient faire. »

Sharon DeSousa, présidente de l’Alliance de la fonction publique du Canada, affirme que les fonctionnaires s’impliquent plus que jamais dans cette campagne. Quelque 400 000 membres ont consulté les pages électorales du syndicat, dont plusieurs milliers ont signé des pétitions. L’AFPC redouble d’efforts pour informer ses membres de leurs droits en matière d’engagement politique — surtout dans ce que DeSousa décrit comme « une élection charnière dans l’histoire du pays ».

Même si cet engagement est légal, dans un climat polarisé où les réseaux sociaux brouillent la frontière entre vie privée et vie professionnelle, il peut être mal perçu. Aucune administration n’a jamais remplacé systématiquement les hauts fonctionnaires par des partisans, mais un gouvernement méfiant pourrait un jour le faire.

Cette mobilisation reflète aussi un changement de génération qui redéfinit peu à peu la neutralité et la loyauté à l’égard de l’État. C’est d’ailleurs l’une des premières préoccupations du greffier du Conseil privé, John Hannaford, qui a lancé une révision des valeurs et de l’éthique à son arrivée en poste, afin d’encadrer une main-d’œuvre en pleine mutation.

Une nouvelle génération, une nouvelle culture

Zachary Spicer, professeur à l’Université York spécialisé en gouvernance publique, enseigne les valeurs et l’éthique. Selon lui, les jeunes fonctionnaires ne se projettent plus dans une carrière linéaire et loyale à vie. Ils passent volontiers d’un ministère à un autre, ou naviguent entre gouvernement, ONG, milieu universitaire et secteur privé.

« Si on ne prévoit pas rester dans la fonction publique toute sa vie, se présenter en politique ne sonne plus comme la fin d’une carrière », explique-t-il.

Cette évolution est aussi économique. À Toronto, par exemple, le salaire d’un fonctionnaire, surtout s’il travaille pour la province, est insuffisant pour payer un loyer, et encore moins pour rembourser des études. Beaucoup se tournent vers le municipal dans des villes plus abordables. On suit les opportunités. Si la fonction publique n’est qu’un chapitre, la politique devient un tremplin, pas un point de rupture.

Les sondages de la CFP montrent une évolution lente, mais notable : en 2018, 98 % des fonctionnaires affirmaient s’abstenir de toute activité politique (sauf voter). En 2023, ce chiffre est tombé à 94 %. Paradoxalement, la perception d’impartialité s’est renforcée : en 2018, 73 % estimaient leur milieu de travail impartial, contre 91 % en 2023.

Heintzman reste sceptique : selon lui, la disparition du « fonctionnaire de carrière » est annoncée depuis des décennies, sans jamais se concrétiser. Il reconnaît toutefois que les jeunes employés évoluent dans une culture plus horizontale, moins hiérarchique. La fonction publique, dit-il, doit faire davantage pour les aider à naviguer entre leur culture d’origine et celle de l’institution.

Andrea Chabot, gestionnaire de programme à l’Agence du revenu du Canada et candidate pour le Parti de l’avenir du Canada, croit qu’un fonctionnaire peut revenir à ses fonctions en restant non partisan.

Ancienne militante réformiste et conservatrice, elle souhaite moderniser la fonction publique à l’ère numérique. Pour elle, la question centrale n’est pas seulement la neutralité, mais la capacité à faire entendre la vérité au pouvoir.

« Je me bats pour tous ces fonctionnaires qui se cognent la tête contre les murs, qui veulent aider les citoyens, mais se heurtent à des dirigeants déconnectés de la réalité. Leur voix manque à la Chambre des communes. Si je dois sacrifier ma carrière pour ça, tant pis. Je me réinventerai. »

Souhaitez-vous réagir à cet article ? Joignez-vous aux discussions d’Options politiques et soumettez-nous votre texte , ou votre lettre à la rédaction! 
Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

Vous pouvez reproduire cet article d’Options politiques en ligne ou dans un périodique imprimé, sous licence Creative Commons Attribution.

Creative Commons License

More like this