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Dans leur Brève histoire de la Révolution tranquille, les historiens Martin Pâquet et Stéphane Savard situent la fin de cette période de l’histoire du Québec en février 1983, alors qu’une dure loi de retour au travail vient rompre un cycle de mobilisations et de réformes amorcé en 1959. Les années 1980, en effet, ont été dures sur le plan social.
Mais la transformation de la société québécoise ne s’est pas réellement interrompue. On peut même penser qu’à cette époque une autre révolution, tranquille elle aussi, prenait son essor. Qu’on en juge : en 1976, moins du tiers (28,7 %) des familles québécoises ayant au moins un enfant de moins de 16 ans disposaient de deux revenus; quarante ans plus tard, en 2015, cette situation était le lot de pratiquement trois familles sur quatre (73,2 %). En 1976, le taux d’emploi des femmes en âge d’avoir de jeunes enfants (25-44 ans) se situait à 44,5 %; en 2022, il atteignait 84,8 %, un des taux les plus élevés au monde. La vie des couples, le fonctionnement des familles, le marché du travail et toute l’organisation sociale se sont transformés.
Une révolution tranquille… américaine!
Ces tendances n’étaient évidemment pas uniques au Québec. Mais on peut certainement y voir une révolution. L’économiste américaine Claudia Goldin parle d’ailleurs d’une « révolution tranquille » pour décrire l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail et ses répercussions sur les couples et les familles à partir des années 1970, aux États-Unis comme dans les autres pays riches.
De nombreuses femmes étaient auparavant en emploi, surtout depuis les années 1960. Mais ces emplois étaient principalement occupés en attendant le mariage, ou alors ils constituaient des sources secondaires de revenus pour les familles, souvent sur une base temporaire ou à temps partiel. En somme, les mères de famille avaient des « jobs » plus que des carrières.
Avec la montée et la régularisation de l’emploi féminin, les normes sociales changent et de plus en plus de femmes envisagent l’emploi comme une situation permanente, liée en fait à leur identité. Les jeunes femmes se mettent alors à étudier plus longtemps, pour accéder à de bons emplois. Au tournant des années 2000, les femmes québécoises sont devenues plus susceptibles que les hommes d’avoir un diplôme universitaire, et l’écart a continué de se creuser par la suite.
En Europe comme en Amérique du Nord, ce virage en faveur de l’emploi et de l’éducation a puissamment contribué à l’égalité hommes-femmes, à l’égalité entre les ménages et à l’enrichissement collectif. Mais, comme le notait il y a quelques années le sociologue danois Gøsta Esping-Andersen, la révolution est restée incomplète. D’une part, les taux d’emploi et les revenus des femmes demeurent partout inférieurs à ceux des hommes. D’autre part, les politiques publiques nécessaires pour rendre les transferts aux personnes et les services publics compatibles avec cette nouvelle réalité n’ont pas toujours suivi.
Nouvelles familles, nouvelles politiques
La nouvelle norme du ménage à deux revenus a notamment accentué les risques de pauvreté pour les familles monoparentales, qui sont elles-mêmes devenues plus nombreuses. Au Québec, presque 30 % des familles avec au moins un enfant à la maison étaient monoparentales en 2021. Si l’on mesure la pauvreté de façon relative, comme on le fait avec la mesure de faible revenu qui situe le seuil de la pauvreté à 50 ou 60 % du revenu médian, l’effet est presque mécanique : les ménages à un revenu sont plus susceptibles de rester sous ce seuil. Les risques associés au chômage sont également plus grands pour ces familles qui perdent alors leur seul revenu.
Dans une étude récente, le sociologue suédois Rense Nieuwenhuis établit un lien statistique entre la prévalence des ménages à deux revenus et le risque de pauvreté pour les familles monoparentales. Il ne s’agit toutefois pas d’une fatalité. Les pays qui offrent aux familles de bons services de garde et des transferts sociaux généreux réussissent mieux à contrer la pauvreté des familles monoparentales.
Sur ce plan, le Québec s’en tire relativement bien. Une nouvelle publication de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke fait le point sur 25 ans de politiques familiales et conclut que la société québécoise fait toujours le choix des familles. Avec des services de garde moins coûteux et des transferts financiers plus généreux (incluant de bons congés parentaux), le Québec demeure la province canadienne qui offre le meilleur soutien aux familles, que celles-ci comptent un ou deux parents.
Après impôts, transferts et frais de garde, une famille québécoise monoparentale avec un enfant et un revenu brut équivalent à 67 % du salaire moyen se retrouvait en 2021 avec un revenu disponible amélioré de 0,6 % par rapport à son revenu brut. Ailleurs, ce revenu disponible se situait plutôt en bas du revenu brut (inférieur de 1 % en France, 4,4 % au Canada, 13,1 % en Suède et 16,2 % aux États-Unis). Pour les familles, le Québec demeure aujourd’hui l’un des endroits les plus généreux au monde. Il le serait encore davantage si la totalité des familles pouvait accéder à de bons services de garde subventionnés.
Le risque de pauvreté demeure quand même plus important pour les enfants qui grandissent avec un seul parent. Au Québec en 2019, selon la mesure du panier de consommation, le taux de pauvreté de ces enfants s’élevait à 20,7 %, comparativement à 4,8 % pour les enfants vivant avec des couples. Mais en Ontario, ces mêmes taux étaient respectivement de 30,4 % et 8,7 %.
Une révolution à finir
Nous avons donc fait du chemin depuis le début de la seconde révolution tranquille. Comme la précédente, cette nouvelle révolution demeure incomplète et ses acquis apparaissent fragiles. Même la Suède a connu des reculs dans la foulée de politiques d’austérité des années 1990 et 2000, qui ont été particulièrement dures pour les familles monoparentales. Mais, comme le notaient récemment trois sociologues européens, Elise Aerts, Ive Marx et Zachary Parolin, nous savons comment tirer le meilleur parti de cette révolution tranquille féministe, avec de bons services de garde, des règlementations adéquates pour le marché du travail (incluant un salaire minimum élevé), ainsi que des transferts généreux qui reposent sur des fondements universalistes et ajoutent une dose de sélectivité en faveur des plus vulnérables.
Il y a maintenant 25 ans, le Québec s’est doté d’une politique familiale ambitieuse, pionnière et féministe, et celle-ci a donné de bons résultats. Il reste maintenant à consolider et à améliorer ces acquis.