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Depuis l’imposition des tarifs douaniers par les États-Unis, la question du commerce interprovincial est devenue un enjeu de premier plan au Canada. Le renforcement de notre marché permettrait non seulement d’amoindrir l’effet des tarifs, il aurait des retombées économiques majeures. En 2023, des biens et services d’une valeur de plus de 530 milliards de dollars (20 % du PIB) ont circulé d’une province à l’autre. Et ce chiffre pourrait être encore plus imposant si le marché était davantage harmonisé.

À titre d’exemple, le gouvernement du Québec estime pour sa part qu’une levée complète des barrières au commerce permettrait aux entreprises de la province de générer jusqu’à 45 milliards de dollars de revenus supplémentaires annuellement. 

Ainsi, à court terme, un marché harmonisé serait un moteur de croissance important pour l’économie canadienne. Une étude de Ryan Manucha et Trevor Tombe montre que la reconnaissance mutuelle pourrait générer entre 100 et 200 milliards de dollars pour l’économie canadienne.

Bien sûr, ces chiffres doivent être mis en perspective. Comme le souligne l’ancien premier ministre du Québec, Philippe Couillard : « On a trop souvent tendance à attribuer une vertu très étendue à la levée des obstacles aux échanges interprovinciaux ». Citant une étude de HEC Montréal, il ajoute que moins de 1 % des entreprises identifient la réglementation comme étant la principale raison pour laquelle elles ne participent pas au commerce interprovincial.

Qu’à cela ne tienne, les provinces et Ottawa redoublent d’efforts pour le faciliter depuis le printemps dernier. Neuf provinces sur dix ont annoncé leur intention de légiférer sur cette question. Seule Terre-Neuve-et-Labrador n’a pas encore agi en ce sens, mais il n’est pas impossible que le nouveau gouvernement, élu récemment, annonce des intentions législatives dans la prochaine année.

Or ces annonces de réformes urgentes dans un calendrier législatif comprimé ont produit une mosaïque de lois et d’ententes bilatérales plutôt qu’un cadre commun. Le risque, en réagissant trop vite aux pressions extérieures, est d’alourdir davantage un marché déjà saturé de contraintes interprovinciales avec de nouvelles lois et de nouveaux règlements.

Le défi est donc d’uniformiser sans complexifier, tout en respectant les spécificités des provinces : nations, langues, étendue du territoire. Cette uniformité ne peut dépendre de la seule volonté politique du gouvernement fédéral, puisque la majorité des compétences liées au marché intérieur canadien relève des provinces.

En clair : la libéralisation du marché canadien est dans la cour des provinces et se heurte à la reconnaissance de leurs spécificités et à l’impératif de protéger leur propre marché. Dès lors, comment s’assurer que le commerce intérieur du Canada se déploie à son plein potentiel? Voici quatre conditions pour y parvenir :

1. Reconnaître les certifications de façon systématique

Il faut une reconnaissance mutuelle et systématique des certifications émises par les provinces. Cette reconnaissance est primordiale pour assurer la libre circulation de la main d’œuvre, des biens et des services entre les frontières provinciales. Ainsi, si un produit ou un prestataire de service rempli les conditions dans la province A, cela devrait suffire pour remplir les conditions dans la province B.

À l’heure actuelle, cette reconnaissance mutuelle harmonisée fait défaut au Canada, comme le souligne Ryan Manucha. Les législations annoncées semblent vouloir s’y consacrer en partie. Afin de s’assurer que la libre-circulation puisse être efficace, dit-il, les gouvernements doivent s’assurer qu’elle soit cohérente pour les travailleurs et les petites entreprises. Ensuite, il doit y avoir une réelle relation de confiance entre les gouvernements et les organismes de réglementations des différentes provinces et, enfin, la communication entre les instances doit permette une rétroaction,

À cette fin, le gouvernement fédéral devrait collaborer avec les provinces pour élaborer un cadre qui évaluerait les législations relatives à la reconnaissance mutuelle.

2. Légiférer pour pérenniser les réformes

Légiférer pour harmoniser le commerce intérieur canadien est une chose difficile en soi, mais encore faut-il que ces législations perdurent dans le temps. Pour que les réformes proposées soient efficaces et permanentes. Les économistes Daniel Teeter et Christopher Cotton proposent une feuille de route en 4 étapes :

  • modifier les paramètres par défaut afin que ces exemptions et les délais expirent automatiquement s’ils ne sont pas renouvelés;
  • rendre les règles plus efficaces en renforçant l’autorité réglementaire et l’application de la loi;
  • fournir un soutien et des incitatifs afin que les provinces et les entreprises voient les avantages réels de la libéralisation; 
  • investir dans les infrastructures, l’innovation et les talents afin d’accroitre la taille du marché et la compétitivité.

3. Compenser les pertes financières

Le gouvernement fédéral devrait considérer offrir un financement pour soutenir les provinces qui s’engagent sur la voie de l’harmonisation afin de favoriser la convergence réglementaire. En cas de pertes financières importantes causées par l’abolition de barrières au commerce, le gouvernement fédéral devrait considérer la compensation de ces pertes de revenus (pensons notamment à la vente d’alcool ou aux licences professionnelles).

Le fédéral assumerait ainsi un leadership coopératif plutôt que coercitif. Les effets escomptés sont susceptibles d’être plus positifs que dans un cas où les provinces sont considérées comme exécutantes. À cet effet, Stéphane Paquin soutient que le Canada peut réaliser ses ambitions uniquement lorsque les provinces sont pleinement impliquées dans les processus de réflexion et non pas uniquement perçues comme les responsables de la mise en œuvre de politiques (d’ores et déjà réfléchie à l’avance). 

4. Inclure les communautés autochtones

Sans une réelle inclusion des communautés autochtones dans cette réflexion collective sur le commerce intérieur au Canada, la bonification de notre marché et notre manière de commercer ne peut réellement être un succès.

Comme l’écrit Maryse Picard, trop souvent, ces réformes sont pensées comme des négociations « interprovinciales », alors qu’elles devraient reconnaître la place des économies autochtones et des traités. Leur inclusion n’est pas accessoire : elle conditionne la légitimité de tout nouvel espace économique commun.

De plus, si la levée des obstacles au commerce est une variable très importante pour déverrouiller le potentiel de notre marché intérieur, l’investissement dans les infrastructures reste aussi à l’avant plan en termes de retombées économiques.

D’ailleurs, la récente Loi visant à bâtir le Canada,  qui permet d’accélérer de grands projets d’infrastructures est lourdement critiquée par les communautés autochtones. Déçues par le processus de consultation, qu’elles jugent plus symbolique que réel, les Premières nations craignent les conséquences que ces projets nationaux auront pour leurs communautés.

Le succès économique du Canada repose en partie sur sa capacité à réellement inclure les Premiers peuples. Il n’y aura pas de reconnaissance mutuelle qui fonctionne sans reconnaissance autochtone.

Plus qu’un slogan économique

Jamais dans l’histoire économique canadienne la relation commerciale avec les États-Unis n’a été aussi tendue. Cette montée du protectionnisme américain donne au commerce intérieur canadien une importance stratégique. Mais il doit être plus qu’un réflexe défensif ou un slogan économique.

L’idée n’est pas de libéraliser à tout prix, mais de bâtir un marché plus fluide, sans sacrifier la diversité des modèles provinciaux, la protection des normes environnementales et la vitalité des langues et des cultures qui composent la fédération.

Cette réflexion est tirée de la série d’articles Des barrières et des ponts : repenser le commerce au sein de la fédération réalisée par le Centre d’excellence sur la fédération canadienne, une initiative de recherche de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP).

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Valérie Lapointe

Valérie Lapointe est la directrice associée du Centre d’excellence sur la fédération canadienne à l’Institut de recherche en politiques publiques. Elle détient un doctorat en politique canadienne de l’Université d’Ottawa et a fait ses études postdoctorales en politique comparée à l’Université d’Édimbourg, en Écosse.

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Charles Breton

Charles Breton est le directeur du Centre d’excellence sur la fédération canadienne à l’IRPP, et l'ancien directeur de la recherche à Vox Pop Labs. Il détient un doctorat en science politique de l’Université de la Colombie-Britannique.

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