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Le fédéralisme a mauvaise réputation auprès de la gauche, qui croit souvent que ce mode de gouvernement accentue et institutionnalise les conflits entre les régions. Il minerait ainsi la volonté et la capacité de redistribuer la richesse entre les citoyens, laissant le pays plus inégal et injuste qu’il ne devrait l’être.
La question mérite pourtant d’être revisitée : le fédéralisme empêche-t-il vraiment une redistribution équitable des revenus ?
Dans son allocution présidentielle à l’Association canadienne de science politique en 1977, Alan Cairns expliquait qu’un arrangement fédéral engendrait forcément des groupes, des élites et des gouvernements définis par le territoire et susceptibles de faire des revendications sur cette base.
La politique plus inclusive et universelle de la redistribution entre les classes sociales cédait alors la place à celle, plus clivante et limitée, des inégalités régionales. La redistribution devenait ainsi moins inter individus et plus territoriale, et, au total, moins généreuse.
Au fil des années, cet argument a été repris de bien des façons. Dans un ouvrage plus récent, par exemple, la politologue américaine Melissa Rogers avance que les pays où les inégalités régionales sont plus prononcées redistribuent moins le revenu entre les personnes.
Rogers souligne le manque de cohésion des coalitions nationales favorables à la redistribution, ce qui permet aux régions riches d’en freiner la mise en œuvre. Les querelles entourant les dépenses publiques destinés à satisfaire des intérêts locaux – ou la politique du pork barrel, comme disent les Américains – sont devenues courantes.
Des données qui bousculent les idées reçues
Les études qui considèrent de près la politique dans les fédérations sèment cependant un doute. Parmi les fédérations, on retrouve certes des pays qui sont peu favorables à la redistribution, comme les États-Unis ou la Suisse, mais aussi des pays qui le sont beaucoup plus, l’Allemagne ou la Belgique, par exemple.
Dans un ouvrage collectif qui vient de paraître, intitulé Territories of Inequality : How Federalism and Redistribution Interact, je reviens sur ces arguments, afin de voir si les mécanismes nuisibles à la redistribution sont aussi présents qu’on le pense.
Prenons d’abord la relation entre les inégalités régionales et la redistribution entre les individus. Rogers constate une forte corrélation entre les deux, pour conclure que les écarts de revenu entre les régions minent effectivement la capacité de redistribuer la richesse.
Mais elle établit cette relation en comparant un très grand nombre de pays, y compris de nombreux pays pauvres et plusieurs qui ne sont pas des fédérations. Si on recentre l’analyse sur les démocraties qui ont un État-providence développé, les pays qui en font le plus pour la redistribution, on trouve en fait une relation inverse.
Plus les inégalités régionales sont prononcées, plus la redistribution est importante. La relation est encore plus forte si on ne retient que les fédérations, comme le suggère la Figure 1.
Pourquoi les fédérations peuvent redistribuer davantage
Non seulement les inégalités régionales ne préviennent pas la redistribution entre individus dans les fédérations, mais elles semblent en fait favoriser celle-ci.
Quand on y pense, ce résultat tombe sous le sens. Les mesures à incidence régionale ne représentent en effet qu’une faible proportion des programmes mis en place par les gouvernements fédéraux. Comparé aux impôts sur le revenu, aux services publics et aux différents transferts sociaux, le fameux « baril de porc » ne pèse jamais bien lourd.
Pratiquement tout ce que font les gouvernements, notent Robin Boadway et Anwar Shah dans leur ouvrage Fiscal Federalism, a une incidence sur la distribution. En prélevant les mêmes impôts et en offrant les mêmes transferts et services dans chaque région, les gouvernements fédéraux prennent plus et dépensent moins proportionnellement dans les régions riches, et ils obtiennent moins et contribuent davantage dans les régions pauvres.
L’économiste Trevor Tombe parle de péréquation implicite pour décrire ce phénomène, qui se réalise automatiquement, sans que les élites et les gouvernements régionaux n’interviennent.
Un peu comme pour les stabilisateurs automatiques évoqués par l’économiste John Maynard Keynes, une vaste opération de redistribution se réalise toute seule, mécaniquement, année après année. À côté de ce processus souterrain et implacable, les disputes autour du « porc » apparaissent largement comme du folklore.
Ainsi, plus les inégalités entre régions sont grandes, plus le gouvernement fédéral redistribue, toutes choses égales par ailleurs.
L’autonomie fiscale, un facteur ambivalent
Mais la politique des inégalités entre les classes sociales compte aussi. Comme le montrent les recherches comparatives sur l’État-providence, la redistribution dépend de la générosité des dépenses sociales.
Le partage des revenus entre deux ordres de gouvernement propre aux fédérations joue aussi un rôle. Comme l’indique la Figure 2, quand les revenus autonomes des entités fédérées sont importants, il reste moins de ressources fiscales pour le processus de redistribution à l’échelle du pays.
Le fédéralisme ne nuit pas à la redistribution, mais une plus grande autonomie fiscale des entités fédérées semble le faire, en réduisant le poids financier du gouvernement central. Cependant, cette autonomie peut à son tour favoriser la redistribution à l’échelle des entités fédérées. Le Québec, par exemple, utilise son autonomie fiscale pour redistribuer davantage que les autres provinces. La même chose est vraie pour l’État indien du Kerala.
Une question de choix politique
En soi, le fédéralisme ne nuit donc pas vraiment à la redistribution, même dans les pays où les inégalités régionales sont importantes. Comme dans les États unitaires, tout dépend des inégalités de départ entre les régions et de la générosité des programmes sociaux. L’autonomie fiscale plus ou moins grande des entités fédérées joue cependant un rôle, en déterminant à quelle échelle les citoyens veulent constituer ce que Keith Banting et Robin Boadway appellent la principale communauté de partage.
L’arbitrage entre le partage à l’échelle du pays et l’autonomie des entités fédérées met en jeu deux valeurs importantes dans une fédération, et il ne peut être défini que par le débat démocratique. En fin de compte, la redistribution dans une fédération n’est pas tant une question de structure que de choix collectifs.
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