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Les Blue Jays de Toronto entamaient une nouvelle saison après avoir remporté la Série mondiale deux années de suite. Kurt Cobain mourait et rejoignait le Club des 27. Et un gouvernement nouvellement élu à Ottawa prenait le modeste engagement de réduire le déficit budgétaire fédéral à 3 % du produit intérieur brut (PIB) à l’intérieur de trois ans. C’était il y a une génération, lorsque Jean Chrétien était premier ministre, Paul Martin ministre des finances, et que le Canada était confronté à une crise budgétaire.

L’objectif de 3 % visait à stabiliser une spirale de déficit et d’endettement qui avait commencé deux décennies plus tôt, mais qui, au début des années 1990, avait atteint un point critique. Avec un déficit et une dette s’élevant à respectivement 6 % et 70 % de la taille de l’économie canadienne, la cible fixée n’effaçait pas ces chiffres désastreux – pour y parvenir, il aurait fallu procéder à des coupes très profondes, douloureuses et controversées, avec des répercussions à long terme sur les programmes fédéraux, les services à la population et les transferts financiers aux provinces. Mais l’objectif de 3 % a imposé une diète au gouvernement fédéral et envoyé un signal important aux marchés et aux Canadiens, à savoir qu’Ottawa prenait l’état des finances publiques au sérieux.

Onze ans de surplus budgétaires

En quelques années, des surplus budgétaires ont été engendrés, une première depuis un quart de siècle. Le concept de « cible » budgétaire – une façon d’introduire plus de discipline dans les habitudes de dépenses et d’emprunts des politiciens – était devenu une réalité à Ottawa.

Pendant l’ère des surplus, qui a duré une dizaine d’années, la cible budgétaire a survécu, bien qu’elle ait été modifiée. Au cours de cette période, les cicatrices de l’austérité sont restées visibles sur le corps politique et dans la fonction publique fédérale. Il fallait donc être prudent avec la nouvelle manne financière, pensait-on, car elle serait probablement éphémère. De plus, Ottawa avait encore une lourde dette qui pendait au-dessus de sa tête, telle l’épée de Damoclès.

À l’approche du nouveau millénaire, la cible budgétaire a vu le jour en version 2.0 a été introduite : le ratio de la dette sur le PIB – la taille de notre économie – a été placé sur une trajectoire descendante permanente. En outre, la moitié de tout surplus budgétaire serait affectée à la réduction de la dette et à des baisses d’impôts. Une ceinture a été ajoutée à ces bretelles pendant l’éphémère gouvernement de Paul Martin, avec l’objectif de ramener le taux d’endettement à 25 % d’ici dix ans.

De la crise de 2008 à la cible budgétaire 2.0

Trois ans plus tard, la crise financière mondiale de 2008 faisait voler cette architecture en éclats. En peu de temps, les excédents se sont évaporés. Dans le cadre d’une réponse internationale à l’effondrement de l’économie mondiale, le gouvernement conservateur de Stephen Harper s’est engagé dans une relance keynésienne, produisant ce qui était alors le plus important déficit en dollars nominaux de toute l’histoire du pays.

Cette approche a permis de stabiliser l’économie, et elle était abordable grâce aux conditions que les cibles budgétaires précédentes avaient contribué à mettre en place. Les finances publiques fédérales étaient saines, peu importe qu’on les évaluât en termes absolus, selon les normes historiques ou par rapport aux pays pairs. C’est en partie pour cette raison que le Canada a mieux traversé la récession que les États-Unis ou l’Europe.

Dès que la crise s’est calmée, le gouvernement Harper a rétabli une cible budgétaire, en l’occurrence celle d’un budget équilibré. Il s’agissait d’un objectif ambitieux qui a nécessité beaucoup d’efforts, incluant un exercice de restriction des dépenses connu sous le nom de Plan d’action pour la réduction du déficit. Lors de la dernière année au pouvoir de M. Harper, le budget fédéral a été équilibré.

La fin de la discipline budgétaire

La même année, en 2015, Justin Trudeau remportait les élections. Les libéraux de M. Trudeau n’étaient pas attachés à la même orthodoxie budgétaire. Ils se sont engagés à ce que le déficit ne dépasse pas les 10 milliards $ par an au cours des deux premières années de leur mandat et, avant 2019, à ramener le budget à l’équilibre, et le niveau de la dette à 27 % du PIB. Une nouvelle cible budgétaire a ainsi vu le jour.

Mais la combinaison de taux d’intérêt historiquement bas et d’un manque de discipline budgétaire du gouvernement Trudeau a mené à l’abandon du plafond du déficit avant même l’arrivée de la pandémie. Le budget n’a jamais été équilibré depuis 2015, et le niveau d’endettement est resté bien supérieur à 27 %.

Puis la crise de la COVID-19 s’est abattue sur le pays, et les déficits modestes ont immédiatement cédé la place aux déficits les plus importants de l’histoire du pays. Les circonstances s’y prêtaient, car le Canada n’était pas le seul à agir de la sorte.

Alors que le Canada sortait enfin de la crise pandémique et des mesures de relance budgétaire extraordinaires qu’elle a entraînées, la pression pour le re-rétablissement d’une cible budgétaire fédérale augmentait. Quelle serait-elle, cette fois-ci ?

Le choix s’est porté sur la baisse du ratio de la dette par rapport au PIB. Cette cible est taillée sur mesure pour un gouvernement qui a haussé son coût de fonctionnement annuel de 151 milliards $ et la taille de la fonction publique de 31 % (ou près de 80 000 personnes) depuis son arrivée au pouvoir : la taille de la dette par rapport à l’économie peut encore diminuer même si des déficits modestes surviennent chaque année.

Néanmoins, le dernier budget fédéral a pesé sur cet objectif. L’idée de même la cible budgétaire, bien vivante sous diverses formes depuis trente ans, peut maintenant être déclarée morte, noyée dans une mer d’encre rouge.

Amarres larguées!

Le budget 2023, contrairement à l’énoncé économique de novembre 2022, prévoit une hausse du ratio de la dette sur le PIB cette année, une légère baisse l’an prochaine (une année électorale), mais avec un ratio toujours supérieur à 40 %, bien au-delà de la cible de 27 %, qui n’a jamais été respectée. Le budget préélectoral du gouvernement pour 2024 sera presque certainement truffé de nouvelles dépenses importantes, ce qui signifie que ces projections de la dette doivent être prises avec le grain de sel qu’elles méritent.

Les experts sont partagés sur la question de savoir si le dernier budget est dépensier ou soutenable sur le plan budgétaire. Après tout, il ne s’agit pas de science ou de mathématiques, mais d’économie politique et de prévisions économiques. Et comme l’a noté un jour John Kenneth Galbraith, « les prévisions économiques ont été inventées pour que l’astrologie ait l’air respectable ».

La ministre des Finances, Chrystia Freeland, a dit dans son discours sur le budget que nous nous trouvions à un « point d’inflexion dans l’histoire (…) la transformation économique la plus importante depuis la Révolution industrielle ». Hélas, il n’y a rien de transformateur ou d’historique dans les dépenses et les mesures fiscales contenues dans le dernier budget de Mme Freeland.

Il y cependant un élément du budget 2023 qui pourrait s’avérer historiquement important. Les Canadiens pourraient regarder en arrière dans une décennie et désigner ce budget comme le moment où les amarres fiscales déjà affaiblies d’Ottawa se sont détachées, conduisant à un nouveau et douloureux redressement fiscal.

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Eugene Lang
Eugene Lang est professeur adjoint à l’école d’études politiques de l’université Queen’s. Il est chercheur principal au Bill Graham Centre for Contemporary International History, au Trinity College, à l’Université de Toronto. Il est membre du Bill Graham Centre for Contemporary International History du Trinity College, et membre de l’Institut canadien des affaires mondiales.

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