La fonction publique du Canada a maintenant un seul patron, après plus d’un an avec deux premiers fonctionnaires. Mais à Ottawa, les initiés se demandent déjà si la greffière du Bureau du Conseil privé (BCP), qui vient d’être nommée, accompagnera le gouvernement Trudeau jusqu’aux élections fédérales de 2025.

Le mois dernier, le premier ministre Justin Trudeau a nommé de façon permanente Janice Charette au poste de greffière du Conseil privé. Mme Charette a assuré l’intérim depuis que Ian Shugart s’est retiré pour suivre un traitement contre le cancer en mars 2021. M. Shugart a depuis pris sa retraite, après 30 ans dans la fonction publique fédérale. Il sera professeur à la Munk School of Global Affairs and Public Policy cet automne.

Le fait d’avoir deux greffiers en poste en même temps — un par intérim et un permanent — était sans précédent.

Être nommé greffier deux fois n’était arrivé qu’une fois auparavant, lorsque le père de M. Trudeau avait nommé à ce poste un proche confident, Michael Pitfield. L’ancien premier ministre Pierre Trudeau avait nommé M. Pitfield au poste de greffier à l’âge de 37 ans, ce qui faisait de lui la plus jeune personne à occuper le poste le plus élevé de la fonction publique. Joe Clark, après être devenu premier ministre en 1979, l’a congédié, mais Pitfield a été immédiatement réintégré lorsque Trudeau père est revenu au pouvoir en 1980.

Mme Charette possède les deux distinctions. Elle a été nommée greffière par l’ancien premier ministre Stephen Harper. Le premier ministre Trudeau l’a remplacée, puis l’a ramenée comme greffière intérimaire et l’a maintenant réintégrée comme greffière dans un poste permanent.

« Certains pensaient qu’il était injuste pour Janice de faire le travail en tant que ‟greffière intérimaire”, ce qui pouvait suggérer qu’elle n’était pas la vraie greffière. Maintenant, elle l’est. Encore », dit un ancien sous-ministre qui n’est pas autorisé à s’exprimer publiquement.

Un parcours déroutant

Lori Turnbull, directrice de l’école d’administration publique de l’Université Dalhousie, note que le parcours du retour de Mme Charette a été plutôt étrange et très déroutant. Mme Turnbull a déjà travaillé en détachement au BCP.

Stephen Harper, qui entretenait des relations épineuses avec les fonctionnaires, a nommé Mme Charette greffière en octobre 2014. Elle a géré la transition des libéraux lorsque M. Trudeau a été élu en 2015, et a été accueillie à bras ouverts par les fonctionnaires.

Un peu plus d’un an plus tard, le bureau du premier ministre a publié un communiqué de presse maladroit et mal formulé annonçant le départ de Mme Charette et son remplacement par Michael Wernick, alors greffier adjoint. M. Wernick, cependant, a été chargé de trouver un nouveau processus pour pourvoir le poste de greffier « sur une base permanente ».

Les fonctionnaires sont restés perplexes. M. Wernick était-il greffier ou non ? Et pourquoi avoir remplacé Mme Charette par M. Wernick, si c’était pour qu’il trouve lui-même une meilleure façon de choisir son propre remplaçant ?

À l’époque, une rumeur persistante voulait que M. Trudeau faisait une place à Matthew Mendelsohn, un de ses proches conseillers, pour le poste de greffier. M. Mendelsohn, qui a également participé à la rédaction de la plateforme électorale libérale, a été parachuté au Conseil privé en tant que secrétaire adjoint d’une nouvelle unité de « résultats et de livraison », modelée sur la théorie de la « déliverologie » du Britannique Michael Barber.

Dans l’orbite de la fonction publique, un étranger ayant un lien direct avec le premier ministre et placé au Bureau du Conseil privé ne fait pas bon ménage. C’est non seulement gênant pour le greffier et les autres sous-ministres, mais cela donne aussi l’impression de vouloir politiser la fonction publique, qui se veut non partisane.

« La perspective du retour [de Mme Charette] est bizarre en raison de l’absence de certitude quant aux raisons de son départ », dit Mme Turnbull. « On ne sait pas si elle était partie en bons ou mauvais termes, ni ce qui s’était passé ».

En 2016, Mme Charette avait décroché un poste diplomatique de choix à Londres en tant que haut-commissaire du Canada au Royaume-Uni. M. Wernick, lui, est resté greffier pendant trois ans, jusqu’à ce qu’il démissionne à la suite de l’affaire SNC-Lavalin. Il a été remplacé par M. Shugart, qui était sous-ministre aux Affaires mondiales. M. Shugart était en poste depuis à peine un an lorsqu’il a pris un congé médical, et M. Trudeau a demandé à Mme Charette de revenir et de remplacer M. Shugart en tant que greffière intérimaire.

« Il est difficile de concilier l’impression qu’elle a pu être mise à l’écart ou qu’ils voulaient choisir quelqu’un d’autre avec le fait qu’ils l’ont rappelée et qu’ils en ont maintenant fait la greffière permanente », dit Mme Turnbull.

Par ailleurs, M. Wernick, qui avait remplacé à l’origine Mme Charrette, avait proposé un processus indépendant pour choisir un nouveau greffier, semblable au système de sélection des sénateurs ou des juges de la Cour suprême. Ce nouveau processus a été présenté comme un moyen de revitaliser une fonction publique non partisane. Plusieurs soutiennent qu’elle s’est politisée, le pouvoir étant de plus en plus centralisé au sein du cabinet du premier ministre.

« Le gouvernement actuel est en train de détruire la fonction publique », dit Paul Tellier

De toute évidence, M. Trudeau n’a pas eu recours au processus indépendant pour choisir les successeurs de M. Wernick. D’aucuns soupçonnent qu’il ne verra jamais le jour.

La nomination de Mme Charette atténue également les spéculations à savoir si Michael Sabia (recruté comme sous-ministre aux Finances) est le prochain candidat au poste de greffier. Si M. Trudeau voulait faire appel à quelqu’un d’autre, la retraite de M. Shugart en était l’occasion. Les fonctionnaires, cependant, ne remarqueront guère de différence avec Mme Charette officiellement à la barre.

De nombreux hauts fonctionnaires ont exprimé leur respect pour la décision de Mme Charette de revenir comme greffière intérimaire. Elle est entrée dans le feu de l’action et a exercé ses fonctions avec toute l’autorité voulue, « et non pas comme une réchauffeuse de siège », a fait savoir un haut fonctionnaire non autorisé à s’exprimer publiquement. Le poste est trop important et exigeant pour qu’il en soit autrement.

Au début de sa carrière, Mme Charette a travaillé comme adjointe politique, notamment comme chef de cabinet de Jean Charest lorsqu’il était chef du Parti progressiste-conservateur fédéral. Elle a aussi occupé un certain nombre de postes supérieurs, dont trois postes de sous-ministre et de greffier adjoint.

Une stabilité bienvenue

Mme Charette apporte également stabilité et continuité au système. Elle connaît le gouvernement, les dossiers et les gens, donc elle apporte non seulement « l’expertise et l’expérience, mais aussi l’autorité et la légitimité, ce qui est considérable », ajoute Mme Turnbull.

L’entente entre les libéraux et les néo-démocrates, qui pourrait empêcher la tenue d’élections jusqu’en 2025, pourrait contribuer à la stabilité de la fonction publique. Celle-ci est passée de crise en crise au cours des deux dernières années, et s’est préparée à la chute du gouvernement libéral minoritaire.

Tout cela représente un long parcours pour un greffier, un emploi dont l’espérance de vie est de trois à cinq ans. Mme Charette a déjà géré deux transitions, la pandémie, une nouvelle gouverneure générale, la réinstallation des réfugiés afghans, la manifestation des camionneurs et la guerre en Ukraine.

« Elle n’a pas eu la vie facile, et c’est pourquoi je ne pense pas que l’on puisse réellement parler d’intérim dans le contexte qu’elle a dû gérer », soutient Mme Turnbull.

D’autres défis l’attendent. On pense notamment à la situation budgétaire, à la hausse du coût de la vie, aux programmes sociaux ambitieux prévus par l’accord entre les libéraux et les néo-démocrates, et aux quelque 600 directives que M. Trudeau a émises dans des lettres de mandat à ses ministres.

« La critique est que l’agenda est trop chargé », dit un haut fonctionnaire. « Son principal message a été : la mise en œuvre. Concentrez-vous sur la mise en œuvre ».

Mme Charette doit également piloter la fonction publique, dont les emplois postpandémie sont bouleversés par le passage au travail hybride dans un marché du travail sous tension. Les fonctionnaires sont fatigués, beaucoup d’entre eux ayant travaillé sans relâche pendant la pandémie, et ils s’inquiètent de l’évolution de la nature de leur travail. Les syndicats réclament des augmentations de salaire plus importantes et un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée.

Mme Charette et la greffière adjointe, Nathalie Drouin, ont tenté d’apaiser ces inquiétudes dans une vidéo de remerciement à l’occasion de la Semaine nationale de la fonction publique, remerciant à plusieurs reprises les employés pour leur « dévouement et leur travail acharné […] en cette période de grands besoins ».

Un rapport récent indique que les hauts fonctionnaires s’inquiètent également de l’avenir, notamment de la perspective de perdre leur rôle de conseillers en politiques. Ils s’inquiètent aussi de la baisse de confiance dans le gouvernement, de la crainte que les hauts fonctionnaires ne « disent pas la vérité au pouvoir » et ne donnent pas une image complète de la situation aux ministres, de l’affaiblissement de la capacité d’élaboration des politiques, de la situation économique post-pandémique, des conflits entre les niveaux de gouvernement et de la nécessité de réformer la fonction publique.

Selon Mme Turnbull, il y a un prix à payer pour que les fonctionnaires se concentrent sur la mise en œuvre et la prestation de services.

« Si vous mettez la fonction publique dans une position où elle reçoit des ordres de mise en œuvre, au lieu de s’engager activement dans l’élaboration des politiques, alors vous courez le risque d’avoir de mauvaises politiques […] et un gouvernement hautement politique et partisan », observe Mme Turnbull.

L’autrice a bénéficié d’une bourse de journalisme Accenture sur l’avenir de la fonction publique. Découvreziciles autres chroniques de Kathryn May.

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Kathryn May
Kathryn May est journaliste et la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme.

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