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Un manque de confiance entre les politiciens et les niveaux supérieurs de la fonction publique, et un cabinet du premier ministre qui décide tout, « détruisent » la fonction publique du Canada, avertit Paul Tellier, ancien haut fonctionnaire du Canada et dirigeant du Canadien National et de Bombardier.

« En centralisant tout au cabinet du premier ministre, le gouvernement actuel est en train de détruire la fonction publique… et le mot ‟détruire” n’est pas trop fort », a soutenu l’ancien greffier du Conseil privé à l’époque de Brian Mulroney en entrevue avec Options politiques.

M. Tellier a fait ces commentaires après la publication d’un nouveau rapport, En tête – Répondre à l’appel, s’adapter au changement, par deux groupes de réflexion, l’Institut sur la gouvernance (IOG) d’Ottawa et le Brian Mulroney Institute of Government de l’Université St. Francis Xavier. Le document met en lumière la relation de plus en plus troublée entre le gouvernement et ses fonctionnaires, après avoir sondé les cadres de la fonction publique à propos de leurs plus grands défis.

Le rapport révèle que les dirigeants s’inquiètent de la perte de confiance du public dans le gouvernement ; du déclin du nombre de hauts fonctionnaires donnant des « conseils courageux » aux ministres ; d’un affaiblissement de la capacité d’élaboration des politiques ; de la facture économique postpandémique ; des conflits entre différents niveaux de gouvernement. Il conclut aussi à la nécessité d’une réforme de la fonction publique.

La relation entre Ottawa et ses fonctionnaires est un problème de longue date, qui, selon M. Tellier, a été aggravé par la Loi fédérale sur la responsabilité de Stephen Harper, très axée sur les règles. Il estime cependant que la situation a empiré sous le gouvernement actuel de Justin Trudeau.

Paul Tellier se demande comment la fonction publique pourra recruter et retenir les meilleurs talents, de même qu’apporter des changements si les sous-ministres et les ministres se sentent obligés de vérifier tout ce qu’ils font avec le bureau du premier ministre.

« D’aucune façon, si j’étais ministre, je ne permettrais à des gens du cabinet du premier ministre de me dire comment faire mon travail. Et c’est à tous les niveaux. Pas seulement pour les ministres ‟junior” et ‟senior”… C’est aussi pour les sous-ministres et les ministères. »

« Si vous faites confiance au ministre et si vous faites confiance aux conseillers du ministre dans son cabinet et dans le ministère, pourquoi tenez-vous à ce que six personnes du cabinet du premier ministre examinent un projet de communiqué de presse ou un tweet? »

Des décennies de service public

Paul Tellier n’a jamais été loin de la fonction publique du Canada au cours des cinq dernières décennies. Il s’y est joint en tant que jeune avocat dans les années 1970, et il a éventuellement dirigé la fonction publique et conseillé des ministres et des premiers ministres. Il a vu passer divers efforts de renouvellement de la fonction publique, notamment Fonction publique 2000 (FP 2000), qu’il a dirigé sous Brian Mulroney.

M. Mulroney est arrivé au pouvoir après que les libéraux aient gouverné de façon presque continue de 1963 à 1984, sauf pour quelques mois. Au départ, le nouveau premier ministre se méfiait de la fonction publique et promettait de leur délivrer « des feuillets roses et des chaussures de course ». Il a cependant déclaré dans une récente entrevue qu’il avait appris à faire confiance et à compter sur les fonctionnaires qui lui disaient « les vraies affaires ». Il a même recruté des hauts fonctionnaires comme Derek Burney et Mark Entwistle au sein de son cabinet.

M. Mulroney a également dit que sans le travail des fonctionnaires, « nous n’aurions pas réussi à faire passer notre programme ».

Aujourd’hui, les experts plaident qu’il y a beaucoup de choses dans la fonction publique qui doivent être réparées. Paul Tellier, lui, croit que la première étape consiste à rétablir la confiance entre les politiciens et les fonctionnaires – une relation clé dans une démocratie de style Westminster, comme celle du Canada.

« Il n’y a plus de confiance », dit M. Tellier. « Et ça commence en haut. »

« Je ne sais pas ce qui est arrivé (à la confiance). J’aime dire que si vous rédigez un bon document d’orientation ou une bonne note d’information, il sera lu. Mais s’il ne va même pas être lu, pourquoi se donner la peine ?

La loi fédérale sur la responsabilité, une « erreur »

La relation est tendue depuis des années, mais le respect pour la fonction publique a plongé pendant l’ère Harper alors que son rôle était diminué, ses conseils dévalués et sa neutralité sapée.

La Loi fédérale sur la responsabilité, qui met l’accent sur les règles, la surveillance et la conformité, a modifié le rôle des sous-ministres, les laissant centrés sur eux-mêmes et isolés des Canadiens.

Paul Tellier ne mâche pas ses mots quant à la loi sur la responsabilité, présentée par le gouvernement Harper en réponse au scandale des commandites. Il la qualifie d’« erreur » qui doit être corrigée.

Il soutient que la loi a renforcé une culture d’aversion au risque et mis fin aux rencontres entre les fonctionnaires et les chefs d’entreprise, qui étaient essentielles pour comprendre les différentes forces en jeu lors de l’élaboration des politiques.

« La loi sur la responsabilité était une erreur – pas toutes les clauses – mais je pense qu’elle est allée trop loin. Sa conséquence est qu’elle a privé les futurs gouvernements d’une contribution très utile de la fonction publique et du secteur des entreprises, et vice-versa. »

Le travail de la fonction publique consiste à offrir des conseils de politique publique, puis à offrir des programmes et des services aux Canadiens. Ces derniers temps, l’accent mis sur la réforme de la fonction publique vise d’abord à résoudre les problèmes qui nuisent à la mise en œuvre des programmes et des services – un régime de ressources humaines archaïque, un engorgement de règles et une technologie désuète.

M. Tellier soutient que de telles réformes passent à côté d’un problème clé : rétablir les relations entre les ministres et les sous-ministres.

« Je pense que M. Tellier a raison à ce sujet », dit Lori Turnbull, directrice de l’école d’administration publique de l’Université Dalhousie.

Quand la politique est un problème

« La fonction publique ne peut pas faire grand-chose pour s’auto-améliorer et changer vraiment quoi que ce soit si la classe politique ne s’intéresse pas à ce qu’elle dit ou à ses idées. »

« Prenez l’innovation. Si les politiciens ne sont pas intéressés par les conseils ou les innovations des fonctionnaires – à moins que ce ne soit sans risque –, d’où viendra l’impulsion pour l’innovation ? », demande Mme Turnbull.

La politique est un gros problème. Les partis sont élus sur des plateformes de campagne qu’ils considèrent comme un « contrat avec l’électeur », qui doit être respecté. En conséquence, ils arrivent au pouvoir en sachant ce qu’ils veulent et ne pensent donc pas avoir besoin des conseils des fonctionnaires.

Cela laisse peu de « temps et d’espace » aux fonctionnaires, qui finissent par « jouer à la marge », en prenant soin de mettre en œuvre les promesses, mais sans proposer de grandes idées, ajoute-t-elle.

De plus, les ministres veulent des conseils et des réponses rapides. Ils se plaignent que les fonctionnaires prennent trop de temps pour recueillir des preuves et évaluer les options. Ce sentiment d’urgence s’est intensifié au fil des ans en raison des changements technologiques, du cycle d’actualités 24 heures sur 24 et de l’essor des médias sociaux.

« Il y a toujours eu un décalage entre la rapidité avec laquelle le côté politique veut les choses et la rapidité avec laquelle la fonction publique peut agir tout en continuant à faire son travail de manière responsable », rappelle Turnbull. « Ce phénomène semble empirer. Jusqu’à un certain point, cette tension est saine. Maintenant elle devient malsaine, dans la mesure où le politique arrête d’attendre et le fait. »

Mme Turnbull s’inquiète en outre de ce qui pourrait arriver à cette relation déjà fragilisée entre le politique et ses fonctionnaires avec le passage au travail hybride, dans la foulée de la pandémie.

Elle croit que les cadres et les politiciens sont plus susceptibles de retourner au bureau « en temps réel », tandis que le reste de la fonction publique pourrait travailler à distance de n’importe où à travers le pays. Cela pourrait éloigner davantage les hauts fonctionnaires et les politiciens du reste de la fonction publique, qui fournit des services et fait le travail en vue de proposer des politiques publiques basées sur des données probantes.

L’importance des contacts informels

Stephen Van Dine, vice-président principal de la gouvernance publique d’IOG, considère de son côté que ces « opportunités d’avoir un petit mot » avec le ministre, qui sont essentielles pour instaurer la confiance, sont moins fréquentes dans une fonction publique où certains travaillent à distance.

« Les façons informelles d’informer un ministre, que ce soit dans la voiture en allant ou en partant de la Colline, autour d’un sandwich, dans un couloir où vous pouvez attraper le ministre ou le sous-ministre et discuter rapidement avec eux… si ces opportunités deviennent moins nombreuses, c’est un peu comme l’impact cumulatif de jouer au téléphone arabe. »

Le Canada n’est pas le seul pays aux prises avec ces enjeux. Les tensions entre les ministres et les hauts fonctionnaires ont été étudiées à fond au cours des années. Une importante étude britannique sur la relation l’a qualifiée de « pivot » du régime politique de type Westminster. Lorsque ce pivot ne fonctionne pas, les politiques et la livraison des services publics sont compromis.

Mais au Canada, les efforts passés pour y remédier se sont concentrés sur le fait de rendre la fonction publique plus responsable – comme la loi sur la responsabilité – et sensible à ce que souhaitent les politiciens. On s’est peu intéressé à ce que les ministres pourraient faire pour réparer la relation.

Un équilibre à rétablir

Paul Tellier croit qu’il doit y avoir une « saine tension » entre les fonctionnaires et les politiciens, mais que cet équilibre est aujourd’hui détraqué, et les politiciens de plus en plus dominants.

Sans la confiance, les discussions et les conversations franches entre les politiciens et les fonctionnaires – que Tellier appelait « le match de tennis » – ne se produisent pas, et mettent donc les politiques et leur livraison en danger.

Tellier soutient que le remède commence avec le premier ministre, qui doit établir clairement que les ministres doivent consulter leurs sous-ministres. Et que s’ils ne leur font pas confiance, le premier ministre devrait les remplacer par des sous-ministres en qui ils ont confiance.

Une version précédente de cette article avait attribué en citation à Lori Turnbull le paragraphe commençant par « la politique est un problème », en raison de guillemets mal placés. Il s’agit plutôt de la description de la situation par la reporter. Les guillements ont été retirés.

L’autrice a bénéficié d’une bourse de journalisme Accenture sur l’avenir de la fonction publique.Découvreziciles autres chroniques de Kathryn May.

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Kathryn May
Kathryn May est la boursière Accenture en journalisme sur l'avenir de la fonction publique. Dans les pages d'Options politiques, elle examine les défis complexes auxquels font face les fonctionnaires canadiens. Elle a couvert la fonction publique fédérale pendant 25 ans pour le Ottawa Citizen, Postmedia et iPolitics. Gagnante d'un prix du Concours canadien de journalisme, elle a aussi mené des recherches sur la fonction publique pour le compte du gouvernement fédéral et d'instituts de recherches.

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