À cause de l’inégale croissance des populations des provinces et surtout de l’incapacité des politiciens fédéraux d’en accepter pleinement les con- séquences, la redistribution électorale est devenue depuis les années 1970 un véritable casse-té‚te au Canada. L’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique progressent plus vite sur le plan démographique que le reste du pays depuis plusieurs décennies, alors que toutes les autres provinces sont en déclin relatif. Les projections démographiques pour 2011, 2021 et 2031 annoncent que ces deux tendances vont se maintenir.
Comme le partage des sièges est en principe fondé sur la population, le législateur est confronté à un dilemme. Il peut redistribuer les sièges selon le poids démographique de chaque province tout en maintenant le nombre total de députés, mais plusieurs provinces perdraient alors des sièges. S’il tient à préserver la représentation des provinces décli- nantes, il lui faudra ou bien porter le nombre total de sièges à un niveau que les Canadiens risquent fort de trouver exces- sif ou bien permettre des augmentations plus modestes, ce qui aura pour effet de pénaliser les provinces démo- graphiquement plus dynamiques.
C’est cette dernière option que consacrait la formule adoptée en 1985. Un quart de siècle plus tard, celle-ci est devenue un véritable mécanisme de péréquation électorale au détriment de l’Ontario, de l’Alberta et de la Colombie- Britannique : avec 61 p. 100 de la population, ces dernières doivent se contenter de 55 p. 100 des sièges, et cet écart est appelé à s’accentuer à l’avenir. Malgré une population décli- nante, la représentation du Québec demeure à toutes fins utiles proportionnelle : avec 24,1 p. 100 de la population canadienne, il détient 24,3 p. 100 des sièges. Ce sont les six autres provinces déclinantes qui sont responsables de l’essentiel des distorsions.
Personne n’a été surpris de voir le gouvernement Harper, dans lequel les provinces de l’Ouest sont mieux représentées qu’auparavant, proposer en 2007 une nouvelle formule. La solution proposée souffrait cependant d’un défaut majeur. Défendue au nom du principe de proportion- nalité, la mesure redressait effectivement la représentation des deux provinces de l’Ouest, mais pas celle de l’Ontario. Après 2011, selon cette formule, une circonscription onta- rienne typique aurait compté 115299 habitants, contre 105 552 en Alberta et 105 698 en Colombie-Britannique. L’illogisme était trop évident pour ne pas é‚tre dénoncé, et il le fut vigoureusement.
Mais redresser la représentation de l’Ontario au mé‚me titre que celle des deux autres provinces aurait nécessité une augmentation encore plus sub- stantielle du nombre total de sièges, ce qui aurait eu pour effet de réduire encore davantage le poids relatif des autres provinces, dont la représenta- tion était gelée à son niveau actuel. Comme le gouvernement conservateur espérait à l’époque réaliser des gains au Québec, il s’abstint de pousser trop loin la logique de la proportionnalité absolue dont il se réclamait.
Que cette interprétation des moti- vations du gouvernement Harper soit juste ou non, l’élection de 2008 a démontré que le calcul était, de toute manière, erroné. Malgré leurs conces- sions au Québec, les conservateurs n’ont réalisé aucun progrès dans cette province. C’est finalement en Ontario qu’ils ont effectué les progressions les plus impressionnantes, devançant cette fois-ci les libéraux. Peu après, le premier ministre Harper a d’ailleurs annoncé que l’Ontario serait mise sur le mé‚me pied que les deux provinces de l’Ouest.
Dans le cadre du projet de loi déposé en 2007, cette décision aurait eu pour effet de porter le nombre total de députés à 342 pour 2011, à 354 pour 2021 et à 368 pour 2031. La perspective de voir un gouvernement conservateur augmenter ainsi le nombre de députés ne manquait pas de piquant, surtout pour ceux qui se souvenaient qu’en 1994, Stephen Harper avait exprimé l’opinion que la taille de la Chambre devrait é‚tre réduite à 273 sièges. Nombre de conservateurs doctrinaires auraient trouvé la plaisanterie un peu forte. Ils n’auraient pas été les seuls. Un sondage Angus Reid tout récent établit que la majorité des Canadiens réagit mal à une augmentation substantielle du nombre de députés.
Il fallait donc trouver autre chose. C’est ainsi que le 1er avril dernier, le ministre d’État à la Réforme démocra- tique déposait le projet de loi C-12. La nouvelle formule prévoit, comme la précédente, un « diviseur électoral » par lequel la population de chaque province est divisée pour établir le nombre de sièges auquel elle a droit. Ce diviseur sera de 108 000 (popula- tion moyenne en 2008 d’une circons- cription fédérale) en 2011 et passera successivement à 116 600 en 2021 et à 124 318 en 2031. Par la suite, la pro- gression du diviseur électoral sera la mé‚me que celle de la population des dix provinces. Tout comme à l’heure actuelle, toute province à qui cette formule donne moins de sièges qu’elle n’en a présen- tement conservera sa représentation actuelle. Sont par conséquent main- tenues les entorses au principe de la proportion- nalité que constituent la clause sénatoriale et la clause des droits acquis. Leur impact sera cependant dilué par l’augmentation du nombre total de sièges.
La formule produirait pour 2011 une Chambre de 338 députés (contre 308 aujourd’hui), permettant aux trois provinces actuellement sous-représen- tées de retrouver une représentation un peu plus conforme à leur poids démo- graphique sans supprimer leur désa- vantage (elles compteront 63 p. 100 de la population et auront 59 p. 100 des sièges). L’impact négatif sur la représen- tation du Québec, gelée à 75 sièges, serait réel. Après 2011, les circonscrip- tions du Québec compteraient en moyenne à peine moins d’habitants (104 552) que celles de l’Alberta (105 552), de la Colombie-Britannique (105 698) et de l’Ontario (108 861).
Le communiqué gouvernemental accompagnant le projet C-12 ne dévoile pas la répartition prévisible des sièges par la suite. Nous avons donc effectué les calculs prévus par le projet de loi sur la base des projections de Statistique Canada pour les prochains recensements. Le graphique 1 en présente les résultats. Il illustre aussi comment les provinces en déclin démographique verront le poids relatif de leur députation diminuer. À titre indicatif, nous présentons également la répartition actuelle des sièges.
Premier constat, le nombre de députés grimperait sensiblement en 2011 mais, par la suite, les augmen- tations s’annoncent minimes : seule- ment quatre sièges de plus en 2021 (total de 342) et cinq en 2031 (347). Le gouvernement a donc refait ses devoirs pour éviter que la taille de la Chambre ne devienne un irritant majeur pour l’opinion publique.
Deuxièmement, la répartition des sièges entre les provinces deviendrait en 2011 plus équitable. Cependant, comme l’illustre le graphique 1, la for- mule du projet de loi C-12 va recréer en quelques décennies le problème qu’elle prétend résoudre. Dans un pre- mier temps, le Québec sera mis à peu près sur le mé‚me pied que les provinces en croissance. Par la suite, ces dernières verront le nombre moyen d’habitants par siège augmenter beau- coup plus vite qu’au Québec. En 2031, la moyenne par siège sera de 121 909 pour l’Alberta, de 122 287 pour la Colombie-Britannique et de 124081 pour l’Ontario, contre seulement 112 000 pour le Québec (et entre 35 000 et 86 000 pour les autres provinces). Cette année-là, le trio des provinces en croissance totalisera 66 p. 100 de la population canadienne, mais « seulement » 60 p. 100 des sièges, une sous-représentation aussi prononcée que celle que le projet de loi prétend corriger ; présentement, ces trois provinces comptent 61 p. 100 de la population mais n’ont que 55 p. 100 des sièges.
Ironiquement, dans l’un des atten- dus du préambule du projet de loi C-12, on déplore « que les populations des provinces dont la population augmente plus rapidement sont actuelle- ment sous-représentées à la Chambre des communes et que les députés de ces provinces représentent donc, en moyenne, des circonscriptions élec- torales considérablement plus po- puleuses que ceux des autres provinces ». Si le projet C-12 est adop- té tel quel, ce constat sera probable- ment toujours valable d’ici un peu plus de 20 ans.
Cette incohérence accrédite l’im- pression que pour ses promoteurs, le projet de loi C-12 ne constitue qu’une mesure temporaire en vue des prochaines élections et que, par la suite, le dossier sera réévalué, proba- blement de façon à consacrer plus nettement la logique proportionna- liste dont il se réclame.
Nonobstant la répétition incanta- toire du vieux slogan de George Brown (« rep by pop », représentation selon la population), ce projet de loi ne réglera donc pas à long terme le pro- blème qu’il vise ostensiblement à résoudre. On peut se demander alors quel est l’objectif réellement poursuivi par le gouvernement dans ce dossier. Faut-il chercher du côté d’une autre facette plus trouble de la personnalité de Brown, soit sa conviction que les francophones constituaient au Canada une nuisance détestable dont il fallait réduire le poids politique?
Sous l’empire des règles actuelles, et bien que ses représentants officiels s’abstiennent de le reconnaître, le Québec se tirait plutôt bien de la situa- tion. Son poids relatif aux Communes déclinait, mais pas autant que le déclin de son poids démographique l’aurait dicté. La réforme proposée va le priver de cet avantage.
Pour 2011, la formule proposée donnera au Québec 22,2 p.100 des sièges avec 23,1 p. 100 de la population. En 2021, les chiffres correspondants seront de 21,9 p. 100 et de 22,3 p. 100, alors qu’en 2031, le Québec rede- viendrait légèrement avan- tagé : 21,6 p. 100 des sièges avec 21,5 p. 100 de la population. Il est bien difficile de voir dans ce traitement un exemple convaincant de « Quebec bashing ».
D’autant plus que, contrairement à ce qu’écrivait John Ibbitson dans le Globe and Mail le 2 avril dernier, le Québec a presque tou- jours été sous-représenté de quelques décimales aux Communes. L’écart négatif prévu pour 2011 (-1,1 p. 100) est inférieur à celui pro- duit lors de la redistribution de 1976 par la méthode de l’amalgame (-1,3 p. 100). Et à plus long terme, le Québec devrait retrouver une partie de son avantage.
Pour le Québec, la formule actuelle est certes préférable. Grâce à elle, les 75 sièges du Québec auraient con- stitué jamais moins de 23 p. 100 du total à chacun des trois prochains recensements. Les promoteurs du pro- jet s’indignent qu’une grande province comme le Québec soit actuellement surreprésentée aux Communes au mé‚me titre que les petites. Pour résoudre ce qui leur paraît un pro- blème majeur, ils ont d’abord proposé une formule par laquelle l’Ontario serait la seule province en croissance qui serait nettement pénalisée dans sa représentation. Ils s’appré‚- tent maintenant à faire du Québec, pour 2011 et 2021, la seule province en décrois- sance démographique qui soit sous-représentée aux Communes. Il y a certaine- ment moyen de faire mieux.
Une autre option pour Québec consisterait à réclamer un plancher, à la manière de la clause de l’Accord de Charlottetown qui garantissait au Québec 25 p.100 de la députation fédérale à perpétuité, en échange de la chute de son poids relatif au Sénat.
Rejetée massivement avec l’Accord par l’ensemble des Canadiens et par les Québécois en 1992, cette clause est devenue par la suite paradoxalement une revendication du Bloc québécois. Elle est maintenant défendue au motif que le Québec a un droit inhérent à un tel privilège vu son statut de nation. Un tel argument fera mouche chez ceux et celles pour qui la nation est le commencement et la fin de toute chose. Mais à ce compte, on peut se demander pourquoi le Québec se contenterait du quart des sièges, au mépris flagrant du principe de l’égalité des nations?
En tout cas, le caractère évident de ce raisonnement semble avoir échap- pé à toutes les fédérations ou proto- fédérations démocratiques qui existent. Nulle part n’y trouve-t-on de privilège de représentation à la pre- mière Chambre fondé sur des consi- dérations de cet ordre. En Suisse, les cantons francophones et l’unique can- ton italophone ne jouissent d’aucune surreprésentation au Conseil national. C’est également la stricte mathéma- tique qui régit la représentation des Flamands et des francophones au sein de la Chambre des représentants de la Belgique. La « nation catalane » est actuellement sous-représentée au Congrès des députés espagnol. La « nation bavaroise » est représentée au Bundestag strictement en fonction de son poids électoral. La reconnaissance d’une « nation écossaise » s’est accom- pagnée en pratique d’une réduction du poids relatif de l’Écosse au sein de la Chambre des communes du Royaume-Uni.
On trouve bien sûr dans plusieurs fédérations des entités pro- tégées par un plancher de représenta- tion qui en gonfle artificiellement la représentation. Vérification faite, c’est toujours leur faible taille démo- graphique qui justifie ce privilège, non la langue que l’on y parle, l’eth- nie qui y domine où la religion qu’on y professe.
Malgré tout, rien n’em- pé‚che les Canadiens de privilégier une collectivité nationale s’ils le veulent: on peut penser qu’un tel changement de cap stimu- lera l’appétit des Acadiens, des Terre-Neuviens et des peuples autochtones.
Pour le Québec, le véritable pro- blème demeurera non la formule de répartition des sièges, mais son pro- pre déclin démographique relatif. Sensible depuis les années 1960, ce déclin résulte du jeu de trois facteurs : la chute brutale du taux de natalité, un solde migratoire interprovincial négatif chaque année depuis près d’un demi-siècle, et le fait qu’il n’attire que 18 p. 100 des immigrants qui viennent s’établir au pays. Ajoutons qu’à la suite des deux dernières élections, la représentation du Québec dans le cau- cus du parti gouvernemental et au sein du cabinet n’a jamais été aussi faible depuis fort longtemps.
Il y a des limites à ce que l’ingénierie constitutionnelle peut pro- duire. Dans le débat qui s’ouvre, on ne devrait pas perdre de vue cette réalité.